Un topic pour essayer de retracer l'histoire, ainsi que les perspectives, des tentatives du cinéma numérique pour imiter (ou "égaler", si tant est que ça veuille dire quelque chose pour des technologies aux natures si différentes) le rendu pellicule.
J'ai en effet l'impression qu'il y a eu deux étapes :
- Une première étape du numérique "sale", exploité comme tel par des cinéastes des années 90 ou du début des années 2000 (le dogme et toute l'utilisation du DV, Miami Vice pour la HD ne cachant pas sa nature avec gros bruit vidéo dégueu...),
- Une seconde étape visant à imiter la pellicule (cacher la différence avec elle) – ambition qui semble être chevillée aux progrès ultérieurs du numérique HD (il me semble que j'en attendais déjà parler au moment de l'arrivée de la RED, sur le Che de Soderbergh : "on va retrouver du flou dans la profondeur de champ"). Même s'il faut y rajouter aussi toute une partie des cinéastes/techniciens ne se préoccupant pas réellement de la question du rendu...
Comme si ça éclipsait complètement les recherches visant plutôt à exploiter les particularismes du numérique (son côté froid et clinique, terne, sur-précis, sur-détaillé, avec immense profondeur de champ...), qui ne me semble au final n'avoir été l'affaire que de quelques cinéastes et films isolés (David Fincher, Jia Zhangke à un moment, ou Hamaguchi récemment qui explore ce côté brut/brutal).
Sauf que j'ai du mal à en retracer l'histoire, ou les succès. Les premiers temps (les années 2000) me semblent particulièrement compliqués à étudier sous cet angle, en ce que le numérique était de toute façon projeté en pellicule, et en héritait donc une partie de l'aspect : l'enjeu était alors moins flagrant.
Le moment où je vois une différence, c'est vers 2012 avec l'annonce de la Pénélope Delta d'Aaton, caméra conçue par Beauviala, qui ne cachait pas son dédain pour le numérique. Il avait essayé d'intégrer à sa caméra un capteur "flottant", c'est-à-dire placé sur un dispositif flexible qui en décalait aléatoirement la position physique d’un demi-pixel à chaque image, pour recréer la micro-vibration et la micro-instabilité (et donc la vie, et la profondeur) du grain pellicule.
La caméra a eu des problèmes de fabrication ensuite qui ont condamné son utilisation, mais le seul essai que j'ai vu de ce capteur flottant n'est pas franchement concluant - on ne voit aucune différence, et on ne retrouve pas spécialement un rendu pellicule (à 8'04) :
Néanmoins, c'est peut-être dur d'en juger sur ces deux courts plans larges de paysage, il faudrait voir d'autres essais.
Il reste que les autres innovations ou tentatives de la Pénélope Delta (adoucir la définition, jouer sur le rendu lumière) semblent résumer les tentatives ultérieures pour simuler la pellicule - avec également l'utilisation d'un bruit film accru (obtenu par sous-exposition au tournage, je suppose).
Un essai récent d'imitation pellicule est celui de First Cow (Kelly Reichardt, 2019) – volonté attestée dans une interview où Reichardt disait qu'ils avaient tout fait pour égaler le rendu pellicule, ne pouvant se permettre de tourner en 35mm pour raisons financières. On voit en effet, à l'image (vous pouvez faire clic droit dessus > "ouvrir l'image dans un nouvel onglet" pour les voir en pleine résolution), différentes tentatives en ce sens.
Comme par exemple un bruit plus poussé pour simuler du grain film :
Mais aussi, sur certains (rares) passages, une volonté de retrouver une dynamique lumineuse à la fois moins plate et plus nuancée :
On croise aussi de "vraies" nuit peu lisibles, même si du coup paradoxalement ça trahit un peu le tournage numérique (puisqu'un tournage pellicule aurait compensé, traditionnellement, avec des éclairages plus marqués et dessinés) :
Après, est-ce que tout ça fonctionne ? Je ne sais pas. En bon toqué, quand j'avais vu le film en salles, j’avais passé la moitié de la séance à me demander si c'était du numérique ou de la pellicule, signe qu'un problème subsistait. L'utilisation du flou de profondeur de champ reste très limitée, et le film reste globalement assez terne (très obscur, surtout, il faut souvent écarquiller les yeux).
La bande-annonce (avec les limites de la compression Viméo, et de la façon dont elle interprète le bruit initial) peut aider à donner une idée de ce que ça donne en mouvement (même si je soupçonne un ré-étalonnage plus lumineux et contrasté pour la BA) :
Enfin, c'est un peu hors-sujet, mais il me semble que même lorsque les cinéastes tournent sur pellicule, une parade pour retrouver les sensations de la pellicule même en projection numérique, a été pour certains d'utiliser le 16mm. L'importance d'un grain plus grossier compense alors la fixité de la projection numérique. C'est le cas notamment pour Carol (Todd Haynes, 2016) :
Voilà, j'ai l'impression de résumer une histoire très à trous, surtout concernant les tentatives futures (que ce soit dans le sens d'un numérique qui s'assume, ou d'autres possibilités d'imitation du support film). C'est juste pour poser quelques premiers jalons !