Un topic pour essayer de retracer l'histoire, ainsi que les perspectives, des tentatives du cinéma numérique pour imiter (ou "égaler", si tant est que ça veuille dire quelque chose pour des technologies aux natures si différentes) le rendu pellicule.

J'ai en effet l'impression qu'il y a eu deux étapes :

  • Une première étape du numérique "sale", exploité comme tel par des cinéastes des années 90 ou du début des années 2000 (le dogme et toute l'utilisation du DV, Miami Vice pour la HD ne cachant pas sa nature avec gros bruit vidéo dégueu...),
  • Une seconde étape visant à imiter la pellicule (cacher la différence avec elle) – ambition qui semble être chevillée aux progrès ultérieurs du numérique HD (il me semble que j'en attendais déjà parler au moment de l'arrivée de la RED, sur le Che de Soderbergh : "on va retrouver du flou dans la profondeur de champ"). Même s'il faut y rajouter aussi toute une partie des cinéastes/techniciens ne se préoccupant pas réellement de la question du rendu...

Comme si ça éclipsait complètement les recherches visant plutôt à exploiter les particularismes du numérique (son côté froid et clinique, terne, sur-précis, sur-détaillé, avec immense profondeur de champ...), qui ne me semble au final n'avoir été l'affaire que de quelques cinéastes et films isolés (David Fincher, Jia Zhangke à un moment, ou Hamaguchi récemment qui explore ce côté brut/brutal).

Sauf que j'ai du mal à en retracer l'histoire, ou les succès. Les premiers temps (les années 2000) me semblent particulièrement compliqués à étudier sous cet angle, en ce que le numérique était de toute façon projeté en pellicule, et en héritait donc une partie de l'aspect : l'enjeu était alors moins flagrant.




Le moment où je vois une différence, c'est vers 2012 avec l'annonce de la Pénélope Delta d'Aaton, caméra conçue par Beauviala, qui ne cachait pas son dédain pour le numérique. Il avait essayé d'intégrer à sa caméra un capteur "flottant", c'est-à-dire placé sur un dispositif flexible qui en décalait aléatoirement la position physique d’un demi-pixel à chaque image, pour recréer la micro-vibration et la micro-instabilité (et donc la vie, et la profondeur) du grain pellicule.

La caméra a eu des problèmes de fabrication ensuite qui ont condamné son utilisation, mais le seul essai que j'ai vu de ce capteur flottant n'est pas franchement concluant - on ne voit aucune différence, et on ne retrouve pas spécialement un rendu pellicule (à 8'04) :

Néanmoins, c'est peut-être dur d'en juger sur ces deux courts plans larges de paysage, il faudrait voir d'autres essais.

Il reste que les autres innovations ou tentatives de la Pénélope Delta (adoucir la définition, jouer sur le rendu lumière) semblent résumer les tentatives ultérieures pour simuler la pellicule - avec également l'utilisation d'un bruit film accru (obtenu par sous-exposition au tournage, je suppose).




Un essai récent d'imitation pellicule est celui de First Cow (Kelly Reichardt, 2019) – volonté attestée dans une interview où Reichardt disait qu'ils avaient tout fait pour égaler le rendu pellicule, ne pouvant se permettre de tourner en 35mm pour raisons financières. On voit en effet, à l'image (vous pouvez faire clic droit dessus > "ouvrir l'image dans un nouvel onglet" pour les voir en pleine résolution), différentes tentatives en ce sens.

Comme par exemple un bruit plus poussé pour simuler du grain film :



Mais aussi, sur certains (rares) passages, une volonté de retrouver une dynamique lumineuse à la fois moins plate et plus nuancée :



On croise aussi de "vraies" nuit peu lisibles, même si du coup paradoxalement ça trahit un peu le tournage numérique (puisqu'un tournage pellicule aurait compensé, traditionnellement, avec des éclairages plus marqués et dessinés) :


Après, est-ce que tout ça fonctionne ? Je ne sais pas. En bon toqué, quand j'avais vu le film en salles, j’avais passé la moitié de la séance à me demander si c'était du numérique ou de la pellicule, signe qu'un problème subsistait. L'utilisation du flou de profondeur de champ reste très limitée, et le film reste globalement assez terne (très obscur, surtout, il faut souvent écarquiller les yeux).

La bande-annonce (avec les limites de la compression Viméo, et de la façon dont elle interprète le bruit initial) peut aider à donner une idée de ce que ça donne en mouvement (même si je soupçonne un ré-étalonnage plus lumineux et contrasté pour la BA) :





Enfin, c'est un peu hors-sujet, mais il me semble que même lorsque les cinéastes tournent sur pellicule, une parade pour retrouver les sensations de la pellicule même en projection numérique, a été pour certains d'utiliser le 16mm. L'importance d'un grain plus grossier compense alors la fixité de la projection numérique. C'est le cas notamment pour Carol (Todd Haynes, 2016) :




Voilà, j'ai l'impression de résumer une histoire très à trous, surtout concernant les tentatives futures (que ce soit dans le sens d'un numérique qui s'assume, ou d'autres possibilités d'imitation du support film). C'est juste pour poser quelques premiers jalons !

Puisque tu parles de la DV, la première partie des années 2000 a vu à travers elle l'émergence d'options nouvelles. Le choix de la DV, qui a été celui du chef op Anthony Dod Mantle sur 28 jours plus tard (2002), a un double intérêt : d'une part servir un dispositif léger indispensable aux sessions de tournage minutées à la seconde près dans un centre ville de Londres aux rues bloquées par intermittence au point du jour, et d'autre part prêter à la photographie cet aspect sale et glauque, bruité, contrasté, dur et froid. Le procédé complète les cadres débullés, malmenés, violentés, les paysages ruinés et le retour des personnages à des technologies basiques (radio à manivelle, armes contondantes, barrages de fortune).

À l'intérieur de la question de l'émulation numérique de la pellicule il y a aussi l'enjeu de l'émulation de pellicules spécifiques. Le tournage en raw ou en LOG permet l'application de profil ou de LUT très précis, et l'on peut donc choisir sa pellicule indépendamment du support de tournage et a posteriori de celui-ci. Il m'arrive d'être assistant caméra sur mes heures perdues et sur des petits projets, et j'ai assisté des chefs opérateurs qui travaillaient en ce sens, cherchant même parfois à émuler des pellicules photographiques comme le Kodak Gold et son rendu des rouges si particulier.

Ce mouvement esthétique sonne pour moi comme une lassitude face à la recherche sans fin de fidélité au réel de la part des constructeurs caméra, mais aussi à une volonté de donner du caractère à une image toujours plus neutre, au potentiel paradoxalement toujours plus maléable. Au tournant de la HD comme de la 4K, le premier réflexe de mes chefs op était souvent de "casser" le piqué et la netteté du numérique en bidouillant les profils d'image de la caméra. L'avènement des courbes et l'accessibilité au raw a permis de pousser ce processus beaucoup plus loin, et le moindre chef op du dimanche peut désormais, à son tour, se construire facilement sa propre identité photographique en jouant sur la dynamique, sur l'intensité des noirs, la saturation sélective et la balance de netteté ou de celle du grain.

Dans ma pratique de la photographie (au sens d'image fixe, cette fois) je me surprends moi-même, au stade du développement de mes fichiers raw, à privilégier un profil ou un traitement spécifique qui me rapprochent souvent de pellicules bien précises. Le fameux Kodak Gold 200, le Portra 160 ou l'Ektar sont parmi mes choix les plus récurrents. Est-ce une défaite du numérique, une négation de sa neutralité présumée ? A-t-on besoin du confort de l'interprétation des couleurs, du contraste, de la netteté, face à la brutalité, la fidélité et la précision terrifiantes des capteurs et compressions d'aujourd'hui ? Est-ce finalement une question esthétique ou touche-t-on à un malaise plus profond ?

Le choix de la DV, qui a été celui du chef op Anthony Dod Mantle sur 28 jours plus tard (2002), a un double intérêt : d'une part servir un dispositif léger indispensable aux sessions de tournage minutées à la seconde près dans un centre ville de Londres aux rues bloquées par intermittence au point du jour, et d'autre part prêter à la photographie cet aspect sale et glauque, bruité, contrasté, dur et froid.

J'ai quand même l'impression qu'il peut se le permettre parce que, comme pour Lars Von Trier à la même époque, ça passe par un couchage sur pellicule à un certaine stade (du moins j'imagine ?). Passer d'un tournage DV directement vers une projection numérique ou un support vidéo, ça ferait beaucoup plus mal. On le voit par exemple sur les tournages numériques des années 2000 pour la BBC (sur Doctor Who, par exemple) qui ne sont pas passés par l'étape pellicule, et dont la nature vidéo est criante (mais peut-être aussi parce qu'ils étaient entrelacés, il faudrait que je vérifie).

Le tournage en raw ou en LOG permet l'application de profil ou de LUT très précis, et l'on peut donc choisir sa pellicule indépendamment du support de tournage et a posteriori de celui-ci. Il m'arrive d'être assistant caméra sur mes heures perdues et sur des petits projets, et j'ai assisté des chefs opérateurs qui travaillaient en ce sens, cherchant même parfois à émuler des pellicules photographiques comme le Kodak Gold et son rendu des rouges si particulier.

Mais du coup, si je te suis bien, ces LUT que tu appliques, ou ces modifications apportées après-coup sur les fichiers RAW, ne concernent donc que deux choses (certes pas négligeables) dans la recherche d'un effet pellicule : la dynamique lumineuse, et la netteté. Auquel il faut sans doute rajouter l'utilisation d'objectifs cinéma auparavant utilisé pour des tournages pelloche...

Même si j'ai du mal à évaluer la réussite de ces imitations, ça laisse du coup quand même de côté deux aspects assez phares de "l'effet pellicule" (que celui-ci soit lié au tournage pellicule, ou à ce qu'on essaie de retrouver de la projection pellicule), à savoir 1) un grain film, 2) une certaine profondeur de champ et gestion des flous, et 3) une micro-instabilité évitant l'effet de fixité clinique.

C'était la théorie de Beauviala (mais je ne sais pas si ça a été vérifié scientifiquement) : son idée était que le grain film n'était pas que du "bruit" apposé sur l'image, mais qu'il donnait des informations spatiales supplémentaire en enregistrant l'espace depuis plein de différents "points de vue". Comme le résumait le site de l'AFC en reprenant son discours sur la Pénélope Delta :

Ceci s’apparente à la prise de vues argentique où les grains d’halogénure d’argent en position aléatoire d’un cadre au suivant captent l’image en des endroits différents. Tous les monteurs sur table de montage " pellicule " en ont fait l’expérience, une image fixe qui paraît de faible résolution et granuleuse devient fine et transparente lorsque le film défile. L’intégration temporelle effectuée par l’œil lui-même donne l’impression d’une résolution spatiale accrue.



Au final, la réussite de ce mimétisme pellicule dans le cinéma numérique d'aujourd'hui, j'ai du mal à en juger.

Je suis extrêmement sensible au numérique (tournage comme projection), ça marche souvent très mal sur moi en salles - je ne "rentre" plus dans le film, je vois comme une surface plane et fixe, pas une profondeur dans laquelle je peux m'oublier. Après, à quoi c'est dû, dur à dire. Une amie me parlait de l'effet stochastique, ou du fait qu'une surface fixe (= totalement stable, sans grain) est vécue comme une surface par l’œil qui se ballade "dessus" pour la décrypter. Il faudrait que je retrouve les liens...

D'où le fait que je finis par préférer le numérique qui "s'assume" en quelque sorte, qui assume sa frontalité (Hamaguchi, Kechiche) ou sa perfection et fausseté (Fincher, Pixar)...

    Tom

    En ce qui concerne 28 jours plus tard, je ne m'étais jamais posé la question mais j'imagine qu'un gonflage 35 mm était de mise. Juste pour replacer certains repères, le film a vu le jour la même année que DCI (le groupement, pas encore le standard), la première projection numérique a quelques mois et il faut encore attendre 9 ans avant que la moitié des salles françaises ne soit équipée de projecteurs 2K. Je donne donc peu de crédit à la thèse du tout numérique de 28 Jours plus tard, qui me semble déjà fragilisée par son esthétique : l'image du film est un peu plus douce et moins rigide, moins crénelée que le DV brut, ce qui doit être dû au couchage que tu évoques et ses correspondances, sa part d'aléatoire aussi probablement. De mémoire, il me semble aussi que certaines séquences (la dernière notamment) sont de toutes façons tournées en 35 mm, qui est le format réel du film. Après vérification, et selon IMDB ça semble être le cas.

    Tom Auquel il faut sans doute rajouter l'utilisation d'objectifs cinéma auparavant utilisé pour des tournages pelloche

    L'utilisation d'objectifs "vintage" n'est pas nécessaire, même si je note un effet de mode actuel sur des gammes d'objectifs typés comme les Leica. En photographie j'ai un faible personnel pour les optiques soviétiques, que je n'explique qu'à moitié. Hors bokeh dans des conditions spécifiques et bien utilisés, je ne pense pas être capable de faire la différence entre les objectifs d'époque et des Cooke, Zeiss ou même Angénieux une fois l'étalonnage et la dégradation volontaire de l'image appliquée, ne serait-ce que par un petit effet de vignettage ou de distorsion périphérique. Je pense même que plus l'image est fidèle à la prise de vue, plus facilement elle sera tordue en postprod pour émuler un autre support.

    Tom 2) une certaine profondeur de champ et gestion des flous

    Autant je conçois une différence sur le grain et l'instabilité, autant là je ne sais pas. Le bokeh et la profondeur de champ sont liés à l'optique, le flou de mouvement au shutter. Je me demande donc ce que vient faire la surface photosensible dans ces considérations. Tu as des sources ?

    Sinon, très intéressant cette théorie de la perception de l'espace numérique comme une surface plane. Je suis preneur aussi si tu retrouves tes liens.

    • Tom a répondu à ça.

      Ardalion L'utilisation d'objectifs "vintage" n'est pas nécessaire, même si je note un effet de mode actuel sur des gammes d'objectifs typés comme les Leica. En photographie j'ai un faible personnel pour les optiques soviétiques, que je n'explique qu'à moitié. Hors bokeh dans des conditions spécifiques et bien utilisés, je ne pense pas être capable de faire la différence entre les objectifs d'époque et des Cooke, Zeiss ou même Angénieux une fois l'étalonnage et la dégradation volontaire de l'image appliquée, ne serait-ce que par un petit effet de vignettage ou de distorsion périphérique. Je pense même que plus l'image est fidèle à la prise de vue, plus facilement elle sera tordue en postprod pour émuler un autre support.

      Franchement en objectifs je suis paumé, j'y comprends pas grand chose. La seule chose que j'ai plusieurs fois entendu, c'est la manie des jeunes réals tournant en numérique de demander des objectifs anamorphiques (si je me rappelle bien), pour "faire cinéma" ou "faire pellicule". Notamment pour la manière aplatie dont ça rend les flous, si j'ai bien compris.

      Après, est-ce que pour ce genre de choses l'effet obtenu en post-prod est exactement de même nature qu'un effet au tournage, je ne sais pas.

      Autant je conçois une différence sur le grain et l'instabilité, autant là je ne sais pas. Le bokeh et la profondeur de champ sont liés à l'optique, le flou de mouvement au shutter. Je me demande donc ce que vient faire la surface photosensible dans ces considérations. Tu as des sources ?

      Non, pas directement, mais c'est un truc que je lisais beaucoup au début du numérique : on parlait de profondeur de champ extraordinaire, où tout est net, avec la possibilité d'exploiter l'espace à la Orson Welles... C'est le truc sur lesquels les critiques se paluchaient, avec la capacité du numérique à filmer la nuit. Mais ça se trouve c'est passé très vite avec l'évolution des caméras (de souvenir, c'était avant la RED).

      Sinon, très intéressant cette théorie de la perception de l'espace numérique comme une surface plane. Je suis preneur aussi si tu retrouves tes liens.

      Là encore attention, j'ai pu m'emmêler les pinceaux. J'ai retrouvé un court article de blog où une amie chef-op, s'intéressant à la question, avait réuni les conclusions de ses lectures (il y a quelques sources en fin d'article, même s'il faudrait sans doute étayer cela de plus d'études scientifiques) : https://delfinakino.wordpress.com/2015/12/15/une-recherche/

      Le point 4 parle de la résonance stochastique (due au grain), le point 6 de la façon dont réagit la rétine à la fixité ou à l'instabilité (venant du grain, et aussi de l'instabilité légère de la pellicule/projeciton pellicule j'imagine).

      J'ai proposé à un ami spécialisé en image de nous rejoindre sur ce topic, peut-être aura-t-il des précisions sur tous ces points (pour les confirmer ou infirmer) !

        Tom

        Tom la manie des jeunes réals tournant en numérique de demander des objectifs anamorphiques

        C'est vrai. Ce n'est pas une mauvaise chose, mais il ne faut pas oublier que le but premier de l'anamorphique, c'est quand même de tourner dans un ratio d'aspect différent que le ratio d'aspect de son support de tournage (capteur/pellicule). Ce qui est vrai aussi, c'est effectivement que son rendu naturellement déformé du fait de ses lentilles de conversion fait "cinéma" dans la culture picturale populaire, de la même manière que le moindre letterbox faisait automatiquement "cinéma" à l'époque des TV 4/3. Les flares horizontaux et les sources de lumière en amande dans le bokeh sont des effets recherchés (j'ai l'impression que c'est ça que tu veux dire quand tu parles de flous aplatis). Ce sont des choses que tu ne peux pas imiter en postproduction. C'était la dernière barrière technique de rendu "cinéma" pour les petits projets fauchés avant la démocratisation des optiques photo modifiées et de certains modèles à bas coût, avec ou sans squeeze, comme la petite série des Sirui anamorphiques développée spécifiquement pour des petits capteurs et qui propose un 24 mm, un 35, un 50 et un 75 à moins de 4000€ avec un squeeze très efficace.

        Je crois voir ce que tu veux dire concernant les débats sur la profondeur de champ au début du numérique, mais même si la taille du capteur joue, ça restera toujours une problématique optique bien ancrée dans l'expression artistique et la représentation du réel. Dans le jeu vidéo, où l'on s'acharne justement à recréer les excentricités techniques dont le cinéma essaie parfois de s'affranchir pour tenter une approche du réel tout à fait paradoxale, il est vite devenu un enjeu graphique de pouvoir créer une faible profondeur de champ, au même titre que de simuler du motion blur ou des flares, alors que toutes ces choses peuvent être vues comme des défauts. Parfois, moins on est réel, plus on est réel.

        Superbe billet. Très intéressant cette part d'aléatoire qui renforcerait la perception et stimulerait l'attention. Dans ce cas, nous sommes condamnés à voir notre émotion fondre et notre attention s'envoler, parce que l'aléatoire réel et absolu n'existera jamais dans le monde numérique.

        • Tom a répondu à ça.

          C'est marrant, à la fois je vois très bien l'effet cinéma des flares du second, autant le fait de les voir associés à une image précise type numérique leur donne un côté un peu "effet", un peu artificiel ou coquet, comme un filtre instagram... Cette artificialité due au grand écart est encore plus voyante sur la capture de jeu vidéo. Mais cela dit, même passés les flares, dans les flous, il y a un truc plus plat et morne à gauche il me semble, qui n'est pas très désirable.

          Ardalion Je crois voir ce que tu veux dire concernant les débats sur la profondeur de champ au début du numérique, mais même si la taille du capteur joue, ça restera toujours une problématique optique bien ancrée dans l'expression artistique et la représentation du réel. Dans le jeu vidéo, où l'on s'acharne justement à recréer les excentricités techniques dont le cinéma essaie parfois de s'affranchir pour tenter une approche du réel tout à fait paradoxale, il est vite devenu un enjeu graphique de pouvoir créer une faible profondeur de champ, au même titre que de simuler du motion blur ou des flares, alors que toutes ces choses peuvent être vues comme des défauts. Parfois, moins on est réel, plus on est réel.

          Ha oui je me souviens maintenant, c'étaient en effet des remarques associés à la taille des capteurs !

          Quant au "moins on est réel, plus on est réel", c'est un peu ce qu'on reproche au numérique en général : sa perfection et sa fidélité idiote au réel, qui est au diapason des obsessions de l'époque (courir après la plus grosse résolution...), et qui du coup exprime moins en montrant tout, en mettant tout "à plat". Je suis d'ailleurs content que le public n'ait pas suivi les tentatives de 60 fps, qui relevaient exactement de la même logique (plus d'infos = forcément mieux), alors que les sensations d'immersion qu'on perd en "gagnant" en surplus d'information par un framerate plus élevé sont flagrantes.

          Du coup oui, je serais tenté de plutôt aimer le numérique quand il exploite son "défaut", c'est-à-dire le fait de ne pas en avoir : sa perfection clinique. Mais je sens bien aussi que c'est un peu une impasse. Quand tu regardes les films d'auteur des années 60, tu vois par exemple qu'ils ont souvent une utilisation assez outrée de la couleur, comme s'ils se disaient "bon ok pour utiliser la couleur, mais seulement si je l'exploite, seulement si ça sert, si j'explore ses particularités". Or, sur le plan artistique, je suis bien content aujourd'hui que la couleur soit souvent une donnée "qui va de soi", et non quelque chose qui hurle sa particularité vis-à-vis du noir et blanc à chaque minute. De la même manière, hurler à chaque seconde sa différence avec la pellicule, quand bien même ce serait plus pertinent vis-à-vis de ses problèmes intrinsèques, n'est sûrement pas une option pour le numérique à long-terme.

            Tom Je suis d'ailleurs content que le public n'ait pas suivi les tentatives de 60 fps, qui relevaient exactement de la même logique (plus d'infos = forcément mieux), alors que les sensations d'immersion qu'on perd en "gagnant" en surplus d'information par un framerate plus élevé sont flagrantes.

            Je pense que c'est avant toute chose une question de référentiel et de substrat culturel. Pour la plupart des gens, le 24 i/s = cinéma. Le 50/60 i/s = télévision (même plus précisément le soap opéra) ou jeu vidéo. Quand Peter Jackson a tenté une fiction cinématographique en 48 i/s, on lui est tombé dessus comme jamais. Et c'est totalement absurde.

            Déjà, il faut se demander pourquoi une cadence d'image serait spécifique à une catégorie artistique, et en quoi changer cette cadence déplacerait le film vers une catégorie moins prestigieuse. Le 24 i/s est un standard arrêté au moment de l'apparition du son synchrone à partir d'un compromis technique. Il fallait suffisamment d'images pour ne pas être gêné par un scintillement ou un défilement trop lent, mais en même temps ne pas monter trop haut dans la cadence pour ne pas avaler les bobines et payer le mètre plus cher. Certains conglomérats avaient choisi le 22 i/s, d'autres le 26 i/s, et on a tranché. Aujourd'hui, cette limitation n'a plus aucun sens puisque des images en plus représentent un coût négligeable. En évacuant la question de la transformation des normes de diffusion qui ne demandent qu'un investissement initial dans la répercussion matérielle de ces décisions, même en prenant en compte le stockage et le traitement, il n'y aurait pas de grandes différences financières entre un film à 24 i/s et un film à 48 i/s. Le workflow resterait en outre quasiment le même, on peut donc dire que logistiquement, il n'y aurait pas de conséquences non plus. La cadence d'image est passée d'une donnée financière et logistique cruciale à un simple chiffre dans les métadonnées des fichiers.

            Je ne donne pas cher de la norme 24 i/s dans les deux ou trois décennies à venir. Les enfants qui naissent aujourd'hui s'habituent très tôt à des cadences très élevées pour tout type de supports vidéographiques, ce qui n'a pas été notre cas. Notre regard est biaisé parce que les films qui nous ont marqués sont tous en 24 i/s, et cette forme d'interprétation du mouvement est associée à une plus-value artistique. Mais ces enfants d'aujourd'hui n'auront pas la même expérience, et dans une époque où n'importe quel écran peut tourner en 60 Hz grand minimum, où le moindre téléphone affiche un mouvement avec deux ou trois fois plus d'images qu'au cinéma, où chaque caméra grand public propose un mode à 60 i/s allant jusqu'à 120 ou 200 i/s, où tout le monde cherche le confort et la fluidité, je suis certain que le référentiel va être totalement déplacé vers une cadence élevée, qui ne sera plus l'apanage de la télévision et des soap opéras, ni celui du jeu vidéo. En me projetant davantage, je vois même le grand public ringardiser les films en 24 i/s quand un standard de défilement plus élevé sera installé, de la même manière que le noir et blanc aura été ringardisé quand la couleur s'est démocratisée. Et à ce moment, faire un film en 24 i/s deviendra un risque à prendre, celui de se couper de la majorité du public.

            Tu as raison sur l'habitude culturelle - je pensais que Le Hobbit avait aussi été présenté à une génération qui n'avait pas le référentiel cathodique entrelacé (et l'idée associée de ce qui "fait TV"), mais en fait en 2014 les écrans plats n'ont que dix ans, donc une immense majorité du public l'a, ce référentiel.

            Question habituation, dans la liste que tu fais, je ne suis pas tant inquiet par le jeu vidéo (qui peut être vécu comme un truc à part) que par les filtres smooth automatiquement activés sur tous les écrans plats, et qui habituent le public à ce genre de cadences quand ils regardent un film ou série...

            Après, pour nuancer, je pense quand même il y a une différence (quoiqu'on préfère) qui ne tient pas uniquement à l'habitude, entre des cadences laissant une part à compléter au cerveau du spectateur (avec un effet de saccade sensible, qui crée une sorte d'interface entre le produit artistique et le réel qu'il reproduit) et d'autres qui cherchent à remplir ces trous (je remarque ainsi bien moins la différence entre le 16 i/s du muet et le 24 i/s du parlant, qu'avec les 48 ou 60 i/s). On peut d'ailleurs en voir une application dans ces films d'animation 3D récents (comme La Grande aventure Lego) qui se mettent à imiter la saccade d'une animation stop-motion pour retrouver une immersion que la sur-fluidité du mouvement, pourtant plus naturelle, a perdu en route.

            Et le fait qu'on cherche a atteindre cette vitesse, contre la moindre demande en ce sens (contrairement au désir collectif que put être la couleur, ou le son), reste révélateur.

            On verra pour l'avenir ! Car la 3D, qui va dans le sens "naturel" d'une plus grande immersion et d'imitation du réel, n'a finalement pas pris (une fois de plus). Mais tu as sans doute raison - après on peut aussi plus simplement penser que cadence ou pas, dans 20 ans, le cinéma plus personne n'en aura rien à foutre (c'est déjà un peu le cas).

              Tom Melville situait la mort du cinéma en 2020, j'ai l'impression que tu lui emboîtes le pas. En comprenant, je pense, ce qu'il a voulu exprimer, j'ai tendance à voir le cinéma comme un art mouvant, comme un ensemble de morts et de renaissances. Quelque chose est mort avec le son, avec la couleur, avec les VHS, mais quelque chose naît à chaque fois aussi. Le cinéma de 2020 n'est plus celui de 1970, et le cinéma de 2040 ne sera plus celui de 2020. De là à dire que plus personne ne s'y intéresse…

              Je veux bien tes sources concernant l'arrivée du son. Dans les miennes, personne n'en veut avant d'y avoir goûté, le désir collectif est donc ailleurs. Et je ne parle pas que des réalisateurs, j'ai lu des avis très amusants émanant du public, notamment dans les Comoedia de 1928, où, dans le courrier des lecteurs, les spectateurs s'essaient à imaginer la monstruosité et la vulgarité du dispositif. Ce qu'il en ressort, c'est que pour eux, le cinéma est visuel, un point c'est tout.

              • Tom a répondu à ça.

                Ardalion Tom Melville situait la mort du cinéma en 2020, j'ai l'impression que tu lui emboîtes le pas. En comprenant, je pense, ce qu'il a voulu exprimer, j'ai tendance à voir le cinéma comme un art mouvant, comme un ensemble de morts et de renaissances. Quelque chose est mort avec le son, avec la couleur, avec les VHS, mais quelque chose naît à chaque fois aussi. Le cinéma de 2020 n'est plus celui de 1970, et le cinéma de 2040 ne sera plus celui de 2020. De là à dire que plus personne ne s'y intéresse…

                Pour le coup je ne pensais pas vraiment à un déclin lié à ses évolutions internes, qu'elles soient techniques ou esthétiques. Mais la réponse à rallonge que je commençais à écrire nous amène vers un autre sujet qui mériterait son propre topic, donc je vais le faire tout de suite pour éviter de jouer à Edward Scissorhands :-)

                Ça continue donc là : https://forum.cinestudia.fr/d/63-theories-de-la-mort-ou-du-declin-du-cinema


                Je veux bien tes sources concernant l'arrivée du son. Dans les miennes, personne n'en veut avant d'y avoir goûté, le désir collectif est donc ailleurs. Et je ne parle pas que des réalisateurs, j'ai lu des avis très amusants émanant du public, notamment dans les Comoedia de 1928, où, dans le courrier des lecteurs, les spectateurs s'essaient à imaginer la monstruosité et la vulgarité du dispositif. Ce qu'il en ressort, c'est que pour eux, le cinéma est visuel, un point c'est tout.

                Ha je n'en ai pas du tout - tu as sans doute raison (je connaissais la réticence des cinéastes, pas celles du public). Je me fondais simplement sur le fait que les essais et tentatives en ce sens existaient dès les tous débuts, et ont couru tout au long du muet, ce qui n'était pas forcément le cas pour le framerate plus élevé.

                J'ai aussi tendance dans ma tête à faire une séparation (peut-être artificielle) entre des évolutions qui suivent le cours logique d'une meilleur retranscription de la réalité, ou en tout cas en comblant un manque (son, couleur, 3D) et d'autres qui ont été des réactions de l'industrie pour contrer une désaffection du public ou minimiser les dépenses (formats larges, numérique, atmos). Je ne sais pas trop où je situerais le framerate là-dedans, qui me semble un peu relever des deux.

                  Tom J'ai retrouvé un morceau de scan du Comoedia de juin 1928, juste pour finir là-dessus. Il y avait une enquête par numéro et toutes ont un intérêt particulier, mais celle-ci est assez représentative (et plutôt drôle).

                  Pour en revenir au sujet du topic et relier les points évoqués, la volonté de simuler la pellicule est aussi pour moi la négation de la mort du cinéma et de sa renaissance, tout comme elle cherche à retranscrire les derniers éclairs de prestige d'une industrie à son hégémonie, époque que tu évoques dans le sujet que tu as créé pour l'occasion. Un temps où le cinéma était seul maître, à la croisée de l'art, du spectacle et de l'évènement social. Une puissance culturelle au pouvoir d'évocation tel que l'on s'est attaché aux failles glissées dans sa volonté de mimer le réel, à ses limitations techniques et ses excentricités formelles. Aujourd'hui, faire un film en pellicule ou tenter de l'émuler numériquement, c'est aussi cela : nier que le cinéma ne se réduit pas à son support de tournage, et se lancer activement dans la même quête de pureté, d'essence du cinéma que le public de 1928 défendait passivement face à un son synchrone qu'ils n'avaient jamais entendu.

                  • Tom a répondu à ça.

                    Ardalion Oh purée mais c'est absolument génial cette archive !

                    Il y a tout : le vertige de cet étalage de noms jugés importants aujourd'hui largement oubliés, le plongée dans le point de vue de la période sur elle-même (Bianchetti qui dit "nous seront revenus à nos plus mauvais jours", nous rappelant la piètre opinion que l'époque avait du jeu des acteurs des tout débuts), les Cassandres technologiques manquant d'imagination... Après on reste du côté de la profession, je serais curieux de voir les retours du public (quoiqu'une grande partie doit se caler sur ce qu'ils lisaient ou entendaient du monde professionnel, de toute façon).

                    Effectivement, ça permet de remettre assez violemment les choses en perspective. Cela dit, pour ma défense, je me dois de signaler que le numérique j'étais très excité à la base - c'est seulement devant le résultat et le peu de sensations que j'avais assez vite déchanté. Mais il faut dire que le numérique en France (la projection, en tout cas) est arrivé par le biais de la 3D, qui à la fois en compensait le côté terne et statique (qui ne fut donc pas immédiatement flagrant), et qui s'offrait comme une évolution hautement stimulante : je me souviens, autour de moi, on avait l'impression de vivre un moment très important de l'histoire du cinéma, et c'était assez excitant !


                    Aujourd'hui, faire un film en pellicule ou tenter de l'émuler numériquement, c'est aussi cela : nier que le cinéma ne se réduit pas à son support de tournage, et se lancer activement dans la même quête de pureté, d'essence du cinéma que le public de 1928 défendait passivement face à un son synchrone qu'ils n'avaient jamais entendu.

                    Là-dessus je ne suis qu'à moitié d'accord. Je te suis sur le fait que je préfèrerais voir le cinéma explorer les singularités du numérique que d'imiter la pelloche - le flare anamorphique est le symbole même du doudou nostalgique (comme l'est une bonne partie du ciné mainstream aujourd'hui), c'est comme un filtre instagram vieille photo, ça a du mal à être vécu autrement que comme un constat d'échec.

                    Là où je suis moins d'accord, c'est que le remplacement pur et simple n'est pas forcément la seule destinée des innovations techniques au cinéma : le résultat peut aussi être l'abandon, ou la cohabitation. La 3D, qui a essayé par trois fois dans l'histoire du ciné de s'imposer comme standard (même si sa dernière tentative était beaucoup plus sérieuse) a échoué à chaque fois à s'imposer. L'arrivée du cinémascope, hautement décrié par les cinéastes à l'époque (sur un mode voisin de l'article que tu as posté), n'a finalement pas résulté en un remplacement pur et simple du 1.37 (qui a mis longtemps à s'éteindre, et qui revient d'ailleurs aujourd'hui, même si c'est avec une certaine dose de pose) : il en a plutôt résulté une variété de formats (cinémascope, 1.66, 1.85...) cohabitant à égalité, et parmi lesquels les cinéastes peuvent choisir.

                    Bref, il n'y a rien d'absurde, sur le simple plan artistique, à penser un cinéma futur où pellicule et numérique seraient les deux options à disposition (parmi tant d'autres variables), selon ce qu'on veut faire. Même si ça semble difficilement réalisable pour des raisons de praticité technique et de chaîne de post-production (mais c'est un peu le problème que j'ai avec le numérique, je dirais : sa première motivation est de faciliter les chaînes de post-prod, et ses singularités ne sont qu'un dommage collatéral, et non l'effet recherché).

                      Tom Oh purée mais c'est absolument génial cette archive !

                      Oui je me suis bien amusé pendant cette recherche, les témoignages se savourent. J'aime beaucoup flâner dans la presse d'époque. Le choix des sujets, le traitement apporté et le phrasé utilisé suffisent en eux-mêmes à attirer l'attention. Lorsque la thématique est aussi fleurie, on s'y plonge sans s'arrêter.

                      En ce qui me concerne, je n'ai pas du tout été emballé par l'arrivée du numérique dans les salles de cinéma. Ce qui m'emballait, c'était plutôt l'arrivée du numérique en tournage. J'imaginais, un peu rêveur, que la technique liée à la pellicule, qui m'était très obscure, allait laisser la place à une technique simple et accessible, y compris pour moi qui commençais à maîtriser une forme de workflow numérique à travers la DV - je n'avais alors jamais mis les pieds sur un vrai plateau de cinéma. J'ai eu raison sur l'accessibilité avec l'arrivée des DSLR et leur capteur 35 mm, mais je me suis bien trompé sur la simplicité. En tout cas il est étonnant de voir la 3D comme l'accoucheur de la projection numérique, je ne l'avais pas vu sous cet angle. J'ai même tendance à penser l'inverse, que la 3D est une sorte d'opportunité offerte par la projection numérique, mais que l'objectif était avant tout de passer des bobines au DCP.

                      Si tu as des sources concernant les réactions de cinéastes à l'arrivée du cinémascope, je suis preneur. Il n'empêche que le scope a fini par s'imposer comme un standard malgré tout, même si, et notamment en France ou en Grande-Bretagne, la transition a mis du temps. D'ailleurs, le grand public ne sait même pas que le 1.85 est le standard cinéma réel, quand il va au cinéma, il s'attend à voir du 2.35.

                      J'en profite pour faire découvrir un petit site tout droit sorti des années 90 et qui s'attache à décrire les différentes tentatives d'élargissement de l'écran de cinéma, et donc de l'image de film, à travers les quelques standards qui ont traversé les années 1950, sans tous y survivre (dont le Cinerama, heureusement pour les opérateurs caméra et la moitié de l'équipe de tournage) : Widescreen Museum.

                      Je te suis sur le fait qu'il n'y ait rien d'absurde à imaginer une cohabitation des techniques, mais la pellicule est désormais une coquetterie, une forme de caprice. J'ai croisé, ces 5 dernières années, plusieurs réalisateurs, souvent jeunes, qui avaient réussi à tourner leur film sur pellicule, et aucun ne pouvait justifier réellement, techniquement, le choix de ne pas tourner en numérique. Un des films s'intéressait à une communauté juive moribonde d'un petit village du sud de la France, et la pellicule était censée accompagner, par une technique en voie de disparition, la fin d'un monde, d'un système, d'un ensemble de valeurs. Puisque rien de tout cela n'était visible à l'écran, un carton un tantinet outrancier expliquait la démarche et construisait le rapprochement en fin de film (ou au début, je ne sais plus). Parmi ces tentatives, la seule démarche qui m'ait semblé intéressante, c'est celle de Demi-vie à Fukushima, un documentaire sur la catastrophe qui misait sur l'effet de la zone elle-même sur la pellicule, comme ces négatifs mangés par les radiations à Tchernobyl.

                      On en voit ici un exemple, les dents d'entraînement de la pellicule protégeant par intermittence la montée des radiations du sol, qui en impressionnant progressivement la surface sensible, laissent des marques sur les clichés de ces scènes d'horreur que nous connaissons tous. Malgré tout, le résultat sur Demi-vie est en demi-teinte (je suis prêt à me faire embaucher par Libération) et je ne suis toujours pas convaincu. Dans tous les cas évoqués, les pellicules sont scannées, traitées numériquement, projetés sur un écran fait de pixels, et le dispositif est, à mon sens, en partie défait.

                      Et sache que je te dis tout ça en pratiquant la photographie argentique avec une tendresse infinie. Mon Canon AE1-P m'accompagne partout depuis 15 ans, je perds des fortunes à acheter de la pellicule et la développer, je perds un temps fou à scanner mes négatifs et préparer mes tirages. Mais j'ai conscience de mon excentricité et je ne fais pas comme si cette alternative était encore viable, comme s'il existait encore des boutiques de photographie à chaque coin de rue avec un développement et un tirage minute, comme s'il était encore raisonnable de miser sur le film pour composer les images que j'ai en tête.

                      • Tom a répondu à ça.

                        Ardalion tout cas il est étonnant de voir la 3D comme l'accoucheur de la projection numérique, je ne l'avais pas vu sous cet angle. J'ai même tendance à penser l'inverse, que la 3D est une sorte d'opportunité offerte par la projection numérique, mais que l'objectif était avant tout de passer des bobines au DCP.

                        Ça l'a été en France il me semble via Avatar, qui a forcé UGC (alors réticent) à passer à la projection numérique sous la pression du public. Il faudrait revérifier les dates, mais il me semble que le numérique s'impose par ce biais-là. Mais je ne sais pas si c'est le cas aux USA aussi, ni si ce ne fut qu'un prétexte pour une industrie qui voulait faire cette conversion quoiqu'il arrive.

                        Si tu as des sources concernant les réactions de cinéastes à l'arrivée du cinémascope, je suis preneur.

                        Tu fais bien de me demander, car je me rends compte que c'est surtout quelque chose qu'on m'a dit, plutôt que je n'ai lu ! J'ai surtout en tête la fameuse citation que Godard met dans la bouche de Lang ("Le Cinemascope n'est pas un format fait pour filmer les hommes, mais les serpents ou les enterrements."), mais était-ce généralisé ?

                        En cherchant, j'ai trouvé un chapitre assez passionnant d'un bouquin de Brodwell sur la question, qui étudie la manière dont les cinéastes ont du adapter leur mise en scène à l'époque. J'ai survolé le texte dont j'ai pu rater des choses, mais il semble que le rejet ait été mesuré, pas général, et en partie lié aux consignes de mise en scène que les studios qui poussaient à l’utilisation cinémascope donnaient aux réals (et pas seulement au cinémascope lui-même) - on retrouve ici les mêmes irritations face aux consignes des techniciens technicolor.

                        Mais je me rends compte que c'est un sujet à part entière qui mériterait – wait for it – son propre topic ! C'est ici. (et il est super ton lien sur les formats, décidément !)


                        mais la pellicule est désormais une coquetterie, une forme de caprice. J'ai croisé, ces 5 dernières années, plusieurs réalisateurs, souvent jeunes, qui avaient réussi à tourner leur film sur pellicule, et aucun ne pouvait justifier réellement, techniquement, le choix de ne pas tourner en numérique.

                        Je ne suis pas sûr d'être d'accord sur les exemples que tu donnes, et qui impliqueraient que tourner en pellicule nécessiterait une justification esthétique/artistique, une rationalité. Alors qu'il y a une différence assez claire de rendu et de ressenti final qui peut en faire un choix par défaut (si on avait pas les questions économiques, on pourrait alors retourner la question : on ne trouve pas de cinéastes capables de réellement justifier pourquoi ils préfèrent filmer en numérique).

                        D'ailleurs, les justifications sont souvent à un niveau de ressenti, et non de note d'intention. Spielberg a intimé Gerwig de filmer son Little Women en pellicule, pour des raisons pas très développées, voire un peu artificielles ("You have to shoot on film. It smells different. You cannot shoot a story that takes place in 1861 digitally. I won’t let you do it!"), et pourtant vue la chaleur naturelle qui se dégage du film fini je pense qu'il a eu bien raison.

                        Donc oui, c'est une coquetterie, mais seulement au regard de l'état de la chaîne de production et de l'industrie, pas intrinsèquement en soi par nostalgie (c'est autant une coquetterie qu'un réal qui demanderait à pas tourner une scène en voiture sur fond vert alors que ça coûterait moins cher, mais rien de plus, et son envie resterait compréhensible). Je n'ai évidemment pas eu l'occasion de filmer en pellicule (et je ne pense pas réaliser de courts à l'avenir), mais clairement, si c'était le cas, je ne mettrais pas le film en scène de la même façon. C'est un exemple outré, mais je peux pas filmer pareil ou aussi longtemps un décor vide (qui en numérique et en plan fixe serait vécu comme un pur arrêt sur image) si je dois le filmer en numérique.

                        J'ai cela dit l'impression d'être plus sensible (au sens épidermique) à cette différence en salle que toi : tu suggères (mais peut-être parlais-tu juste du cas de ce doc précis ?) qu'il ne reste plus grand chose une fois tout scanné/projeté en numérique, alors que je trouve que la différence de rendu finale reste forte – ça explique peut-être notre différence de position sur la question.

                          Tom

                          Tom Je ne suis pas sûr d'être d'accord sur les exemples que tu donnes, et qui impliqueraient que tourner en pellicule nécessiterait une justification esthétique/artistique, une rationalité.

                          C'est parce que tourner en pellicule aujourd'hui pèse bien davantage dans la balance de production que dans l'apport esthétique/artistique. Et c'est là que je me rends compte que mes activités mettent le problème en perspective, ayant en tête des préoccupations de production qui ne sont pas liées qu'au budget. Si un réalisateur venait me voir pour me dire qu'il veut tourner en pellicule, il faudrait qu'il justifie son choix, que je sois convaincu que le film est un apport réel à l'esthétique de l'ensemble. Parce que dans mon esprit ça ne peut pas, ça ne peut plus, être un choix par défaut.

                          Exemple. Un film s'est tourné le mois dernier à Rome, le producteur délégué étant un collaborateur régulier. C'est un long métrage documentaire, qui a fait le pari de la pellicule. Je dis bien un pari, parce que malgré les financements de la région, de la télévision et du CNC, le budget n'est pas non plus pharaonique. Conséquences :

                          • 2000 € de pellicule (6h de rushes maximum, ce qui est infiniment peu pour un long)
                          • 3000 € de développement
                          • 30 000 € de télécinéma

                          Le pari est réussi, du moins passée l'étape du tournage. Mais avec ces 35 000 € durement négociés avec les structures partenaires, hors location caméra et toutes dépenses annexes qui auraient été similaires pour un équipement numérique, on aurait pu tourner trois jours de plus. On aurait pu avoir des plans plus coûteux, ou tout bêtement possibles avec un équipement numérique mais pas 35 ni même 16 mm. On aurait pu avoir une postproduction plus poussée (montage image plus long, mixage plus rigoureux avec davantage de voies, etc.). On aurait pu embaucher quelqu'un en plus, ou payer un peu mieux tous les techniciens. Peut-être même qu'on aurait pu avoir tout ça en même temps. Et si nous en étions restés au numérique, on aurait pu avoir 20h de rushes au lieu de 6. Tu vois ce que je veux dire, la pellicule est un effort actif, qui demande une réflexion réelle sur ce que l'on gagne et ce que l'on perd.

                          Notre différence de position, pour moi, réside surtout sur ce point précis. On ne peut pas faire de cinéma sans se poser la question de la production, il y a toujours un équilibre à trouver dans l'accompagnement d'une idée, d'une vision. Il faut toujours se demander si un choix est bénéfique au film ou ne l'est pas, de manière quasi-indépendante de la volonté du réalisateur. Et je serais très curieux de faire une projection test, avec toi, dans des conditions professionnelles : 10 plans d'une minute chacun, la moitié tournée en pellicule scannée, l'autre tournée en numérique singeant la pellicule avec tous les outils technologiques du moment. 10 plans, un carnet chacun, 10 minutes pour trouver les 5 pellicules et les 5 numériques.

                          • Tom a répondu à ça.

                            Ardalion Le pari est réussi, du moins passée l'étape du tournage. Mais avec ces 35 000 € durement négociés avec les structures partenaires, hors location caméra et toutes dépenses annexes qui auraient été similaires pour un équipement numérique, on aurait pu tourner trois jours de plus. On aurait pu avoir des plans plus coûteux, ou tout bêtement possibles avec un équipement numérique mais pas 35 ni même 16 mm. On aurait pu avoir une postproduction plus poussée (montage image plus long, mixage plus rigoureux avec davantage de voies, etc.).

                            Oui mais là tu me parles justement de choix. C'est comme choisir de couper une scène pour avoir plus de temps sur d'autres : ce sont des choix artistiques, et j'ai envie de dire que c'est au réal de trancher, selon que ça lui semble important ou non (et sans avoir à le justifier : à lui de décider ce qui pénalisera son film ou non). D'autant que les 6h de rushes, bien qu'étant très peu, peuvent aussi avoir leur avantage : je me souviens de Comodin (un réal de docs) qui me disait qu'il continuait à filmer en pellicule parce que justement on pouvait pas tourner en boucle et que ça l'obligeait à une grande rigueur sur le tournage, à faire des choix, et que ça créait une tension et une concentration sans égal au moment d'enregistrer - et qu'il adorait ça.

                            Le point peut-être plus tendax dans la liste est celui de la paie, mais bon là-dessus c'est un peu random, car on pourrait argumenter de même la baisse de n'importe quel autre budget. (par ailleurs, j'avais souvent entendu qu'en fiction, la chaine de post-prod rendait le numérique aussi couteux que la pelloche, mais c'est peut-être plus le cas aujourd'hui ?)

                            Ce que je veux dire, en gros, c'est qu'il n'y a pas de raison "objective" à ce que le choix de la pellicule soit un choix plus artificiel ou plus dispensable que n'importe quel autre choix artistique : au réal de voir (pour le coup, le "indépendant de la volonté du réalisateur" me semble un peu discutable - c'est lui, et lui seul, qui a une vision d'ensemble cohérente de ce dont son film a besoin, et le reste de l'équipe est plutôt là pour lui faire prendre conscience de ce qui est faisable ou pas, mais pas pour trancher à sa place).

                            Et je serais très curieux de faire une projection test, avec toi, dans des conditions professionnelles : 10 plans d'une minute chacun, la moitié tournée en pellicule scannée, l'autre tournée en numérique singeant la pellicule avec tous les outils technologiques du moment. 10 plans, un carnet chacun, 10 minutes pour trouver les 5 pellicules et les 5 numériques.

                            Ce serait intéressant oui, et pourrait me mettre en défaut. Cela dit, à part sur certains films mainstreams à l'esthétique très lisse et retouchée, mon expérience a plutôt tendu à des surprises dans l'autre sens. Je me souviens par exemple, être sorti de Plaire, aimer et courir vite (Honoré) et d'appeler un pote avec qui on a souvent ces discussions, tout excité, pour lui dire "ça y est, j'ai enfin vu un film en numérique devant lequel j'ai pas eu de problème d'immersion, ils sont enfin arrivés à un truc qui marche !", et lui qui m'apprend qui non, c'est tourné en 35mm, juste très peu grainé. Même surprise l'autre jour devant Détective Pikachu (!), que j'aurais jamais pu croire tourné en pellicule, et qui est massivement truffé de retouches et de CGI, mais où j'ai fini par me dire que c'était bien le cas. Et puis il y a le contre exemple de First Cow, que je croyais tourné en pelloche, et devant lequel je me disais toute la séance "y a un truc bizarre qui va pas".

                            Mais oui, il y a sûrement aussi des cas où je me tromperais, j'imagine (par exemple je m'étais gouré sur les quelques épisodes récents que j'avais vu de Waking Dead - c'était tellement moche et plat que j'ai cru à du faux grain). Et en cas de projection pellicule d'un film numérique récent, là je pense que je suis peu capable de déceler la différence.

                              Tom c'est au réal de trancher

                              Tom c'est lui, et lui seul, qui a une vision d'ensemble cohérente de ce dont son film a besoin, et le reste de l'équipe est plutôt là pour lui faire prendre conscience de ce qui est faisable ou pas, mais pas pour trancher à sa place

                              Toi et moi partageons probablement la même idée de ce qu'est un auteur, et le cinéma français tout entier est avec nous. Cependant, un film, s'il naît tout d'abord dans la tête de son auteur, est accompagné tout au long de son accouchement par la production. Sans production, pas de film. Et si la production pense qu'un réalisateur s'égare ou que ses idées du moment sont des lubies, il est de son devoir d'entamer une discussion. En cas de divergence, le rapport de force n'est pas systématique, le producteur a choisi le film et le réalisateur avec qui il travaille, il y a donc une base d'entente sur laquelle il faut parfois apprivoiser, ruser, convaincre. Sauf impossibilité financière, technique ou juridique, c'est bien sûr le réalisateur qui tranche (en France), mais j'ai vécu en spectateur des situations de conflit à faire pâlir Etchebest. Dans les bonus de DVD et leurs petites featurettes hagiographiques, on retrouve parfois ces récits de batailles remportées par les réalisateurs. Dans la réalité, les choses sont moins héroïques et le producteur peut tout aussi bien stopper la préparation, voire même arrêter le tournage. En bref, il faut s'entendre. On ne se lance pas dans la production d'un film si le réalisateur est intraitable sur un point important que le producteur prévoir de négocier.

                              Concernant cette idée de projection test, je ne cherchais pas à te mettre en défaut ! Vois ça comme une étude esthético-culturelle. Je suis réellement curieux de voir comment je m'en sortirais avec mon petit bagage, et quels seraient tes arguments pour ou contre chaque extrait. Comme tu le disais dans ton précédent message, il est possible que tu sois plus sensible que moi à cette question. Ma cinéphilie est née en VHS et s'est étendue en DivX, je n'ai jamais eu cette enfance ou adolescence qu'on peut lire ou entendre par-ci par-là "j'allais au ciné trois fois par semaine avec mon père" ou "ma mère me déposait tous les dimanches devant le ciné de quartier". Étudiant, j'étais tellement fauché qu'une séance une fois par mois, c'était déjà trop. Cette image née d'une transparence projetée était déjà pratiquement morte quand j'ai commencé à avoir de quoi aller régulièrement en salles. Peut-être donc qu'il me manque une éducation sensible de la pellicule, je le reconnais. Mais Walking Dead a des épisodes tournés en pellicule ?

                              • Tom a répondu à ça.

                                Ardalion Et si la production pense qu'un réalisateur s'égare ou que ses idées du moment sont des lubies, il est de son devoir d'entamer une discussion.

                                Ha oui ça je suis tout à fait d'accord ; je voulais juste pointer que le choix de la pellicule faisait partie de ces choix légitimes au même titre que n'importe quel autre - mais ça implique, évidemment, que comme tout choix artistique il peut faire l'objet d'un conflit avec la prod (comme le choix d'un décor cher ou que sais-je).

                                Ardalion Concernant cette idée de projection test, je ne cherchais pas à te mettre en défaut !

                                Ha mais être mis en défaut ça peut être intéressant ! Un test à l'aveugle m'a prouvé il y a quelques mois que je sais pas faire la différence entre coca light et zero, contre toutes mes certitudes, il me faut ébranler d'autres piliers fondamentaux de ma vie pour grandir.

                                Ardalion Mais Walking Dead a des épisodes tournés en pellicule ?

                                À ma grande surprise, il semble que oui (si j'en crois imdb) : en 16mm pour la plupart des plans, en 35mm pour les plans avec CGI. J'en reviens toujours pas tant je le perçois pas à l'écran.