(carte Cassini selon les chiffres Unesco de 2011, source)

C'était un serpent de mer, chaque année où je devais faire cours : ma difficulté à dresser un portrait un peu près objectif de l'état de la création cinéma, à partir des données intermittentes fournies par l'UNESCO...

Voici donc un topic pour essayer de dresser un bilan de la cartographie du cinéma mondial, pour le mettre régulièrement à jour, et pour discuter des résultats. Quantité n'est pas qualité bien sûr : un pays peut être cinématographiquement majeur et influent en produisant peu (et vice-versa), mais notre cinéphilie hyper-ethnocentrique, qui ignore régulièrement le cinéma de pays aussi producteurs que l'Inde, mérite d'être bousculée...

Auparavant, l'Unesco mettait régulièrement en ligne des rapports statistiques faisant un classement des pays les plus producteurs au monde, avec plein d'autres informations passionnantes. Mais depuis quelques années, le site propose uniquement un accès à "l'ISU", un tableau regroupant toutes les données statistiques, qui est très bien pour chopper une donnée précise mais terrible pour avoir une vue d'ensemble.

Si quelqu'un a accès à d'autres rapports plus récents, ça m'intéresse donc beaucoup !




CALCUL PERSONNEL 2011-2017 (moyenne sur 6 ans)


Chiffres manuellement issus des données de l'USI.

Attention, faute de rapport faisant ce boulot de synthèse sur les années récentes, je m'étais tapé le compte manuellement, avec possiblement des erreurs au cours de l'exercice : prenez donc ces chiffres avec précaution ! Bref, j'en étais arrivé à ce résultat :

  • 1) Inde (1724 films / an)
  • 2) Nigeria (997) - Données de la seule année 2011
  • 3) Chine (714) dont Hong Kong (53)
  • 4) USA (703)
  • 5) Japon (569)
  • 6) Royaume-Uni (301)

Ces six pays représentent la moitié de la production mondiale à eux seuls (Nigeria compris, malgré le fait que je ne sois pas sûr que tout y ait bénéficié d'une sortie en salles). Viennent ensuite :

  • 7) Corée du Sud (282)
  • 8) France (280)
  • 9) Allemagne (227)
  • 10) Espagne (225)

Enfin, dans les dix suivants sous la barre des 200 films/an, apparaissent les premiers pays Sud-Américains et du Moyen-Orient :

  • 11) Italie (173)
  • 12) Argentine (169)
  • 13) Mexique (131)
  • 14) Russie (124)
  • 15) Brésil (122)
  • 16) Turquie (106)
  • 17) Indonésie (104)
  • 18) Suisse (103)
  • 19) Canada (96)
  • 20) Iran (84)

Le gros morceau de ces données, c'est bien sûr le total angle mort, en France, que reste le cinéma du Nigeria ("Nollywood"), qui dans les années 2010 poursuivait son boom. Je suis aussi assez surpris par la haute place de l'Angleterre (en raison de co-prods américaines ?) et de la Suisse.

Quelques infos supplémentaires glanées sur les pays de ce classement (j'avais noté ça à l'époque, mais je ne retrouve plus la source) :

  • En Inde, une énorme pression de sélection des films (15 000 écrans pour 1,3 milliards habitants).
  • En France, sur les 300 films produits en 2017, on trouve 72 premiers films (un quart), et 123 co-productions internationales (40% !).
  • En Allemagne, dont le haut chiffre peut surprendre, le cinéma s’exporte en fait très peu (films conçus pour la TV), et le pays accueille beaucoup de tournages étrangers.



ÉTUDE 2005-2011 (moyenne sur 7 ans)


Lien vers l'étude d'où sont issus ces chiffres

  • 1) Inde (1203 films / an)
  • 1bis) Nigeria (976) (était alors encore compté à part : artisanal ou semi-amateur, non projeté en salle...)
  • 2) USA (757)
  • 3) Chine (432)
  • 4) Japon (414)
  • 5) Russie (292)

Ces cinq pays (sans le Nigeria) représentaient la moitié de la production mondiale à eux seuls. Puis venait :

  • 6) France (239)
  • 7) Royaume-Uni
  • 8) Allemagne
  • 9) Espagne
  • 10) Corée du sud (137)

À noter une curiosité alors : le Bangladesh, avec 88 films.




ÉTUDE 1988-1999 (moyenne sur 11 ans)


Lien vers l'étude d'où sont issus ces chiffres

  • 1) Inde (839 films / an)
  • 2) Chine + Hong Kong (469)
  • 3) Philippines (456)
  • 4) USA (385)
  • 5) Japon (238)
  • 6) Thaïlande (194)
  • 7) France (183)

La grosse surprise de cette période, c'est évidemment les Philippines et la Thaïlande (la sur-activité du premier tenait peut-être encore au bomba ? Le second par contre aucune idée). Il y a là un trou noir cinéphile à combler sur la période, je n'en connais personnellement que dalle (à part Brocka et De Leon aux Philippines, mais ils recoupent à peine cette période).




QUELQUES AUTRES DONNÉES


Elle furent tirées à l'époque d'un des rapports ci-dessus, mais je ne sais plus lequel...

  • L'hégémonie du cinéma américain perdure : en 2017, on comptait très peu de pays qui n'avaient QUE 5 films américains (ou moins que ça) dans leur top 10 du box-office annuel :

    1) Inde (0 films US au top 10 du box-office)
    2) Iran (0) (embargo)
    3) Corée du Sud (3)
    4) Turquie (3)
    5) Chine (4) (importation très contrôlée)
    6) Maroc (5)
    7) Thaïlande (5)

  • À noter également cette même année 2017, pour regarder la production mondiale par l'autre bout de la lorgnette, les quelques pays qui n'avaient produit qu'entre 0 et 2 films en tout : Kirghizistan, Gabon, Bangladesh, Érythrée, et Sénégal.

  • Pour la production totale du cinéma mondial, elle est en hausse : on compte environ 4500 films en 1990 ; 6573 films en 2011 ; et environ 9000 films en 2016.

  • Enfin, pour encore d'autres données, un dernier rapport de l'UNESCO très complet (aux infos bien plus nombreuses que ne le suggère son titre) : Des superproductions internationales aux succès nationaux: analyses de l'enquête 2010 de l'ISU sur les statistiques des films de long métrage (période 2005-2009)


    23 jours plus tard

    Tom

    Sujet incontournable. Tout en ayant connaissance du boom du cinéma africain, je suis surpris par les données du Nigeria. Si c'est le pays lui-même qui fournit ces chiffres, a-t-il une définition étendue du long métrage qui ne soit pas appliquée aux autres pays (par exemple un film court compté plusieurs fois car distribué en plusieurs langues/versions de montage) ?

    • Tom a répondu à ça.

      Ardalion Je ne sais pas, mais je doute qu'il y ait besoin de ça pour expliquer les chiffres.

      À la base (et c'est pour ça que les premiers décomptes de l'UNESCO avaient du mal à intégrer le Nigeria à leur classement), les films en question sont seulement des petits trucs amateurs tournés en DV en 4 jours, montés en 2 jours, et vendus au 7è jour en DVD gravé sur les marchés de Lagos (je caricature sûrement un peu, mais c'est l'idée). Donc à ce stade pas étonnant qu'il ait vite pu y avoir mille films produits par an. Même quand ça s'est un peu professionnalisé, le résultat ne semblait pas demander plus d'investissement et de moyens qu'une telenovela cheap – voilà par exemple à quoi ressemble l'un des plus grands succès des années 2000.

      Ensuite (et là c'est vraiment à prendre avec des pincettes, car c'est juste basé sur le souvenir d'un ou deux articles que j'ai lu et oublié...), il me semble que dans la dernière décennie cela se soit beaucoup professionnalisé, avec studios et tout le toutim, et on peut alors être surpris que ce nombre de films soit resté aussi haut. Mais en même temps, le nombre de films produits dans un pays semble avoir peu avoir avec le nombre d'habitants ou le PIB, comme le montre l'exemple passé phillipin.

        7 jours plus tard

        Tom Je te remercie pour cette découverte de façon tout à fait non-ironique parce qu'elle va probablement me servir dans mes cours sur le langage du cinéma : je fais souvent un cours d'introduction avec des extraits de nanars qui me permettent de tester les étudiants (questionnement sur la qualité d'un film, verbalisation des erreurs perçues, cheminement vers une pensée de la mise en scène et du montage notamment) avant de progresser tranquillement sur l'ambition cinématographique des extraits. Partir d'aussi loin c'est toujours intéressant, et comme tu le soulignes j'ai d'ailleurs quelques films philippins en stock qui demeurent hors catégorie. Cela dit, le film semble être ghanéen et non nigérian.

        • Tom a répondu à ça.

          Ardalion je fais souvent un cours d'introduction avec des extraits de nanars qui me permettent de tester les étudiants (questionnement sur la qualité d'un film, verbalisation des erreurs perçues, cheminement vers une pensée de la mise en scène et du montage notamment) avant de progresser tranquillement sur l'ambition cinématographique des extraits. Partir d'aussi loin c'est toujours intéressant, et comme tu le soulignes j'ai d'ailleurs quelques films philippins en stock qui demeurent hors catégorie.

          Là-dessus je suis toujours un brin hésitant avec le cinéma d'Afrique sub-saharienne, car ses grands films ont une forme et narration très particulière, très désarçonnante (littérale, successive, verbale) qui à première vue, en essayant de l'assimiler à nos propres codes narratifs ou de découpage, peut sembler le symptôme d'une maîtrise insuffisante ou amatrice (une forme platement didactique, en gros). Pour faire une comparaison, en voyant des personnages hurler leurs émotions dans mes tout premiers animes japonais, je pouvais y voir des personnages qui jouent mal (comparé à ce que je connaissais), plutôt que des codes qui alors m'échappaient.

          Il reste que ce que je vois de cette vidéo-là me semble clairement à chier, mais je me demande si l'industrie Nollywood qui est partie de ce genre de films, et qui doit à présent proposer des œuvres bien plus professionnelles et abouties, ne conserve pas certains traits caractéristiques (je sais pas, tout bêtement : l'énonciation des acteurs), qui ici noyés dans la bouillie d'amateurisme de ce film peinent à apparaître comme les parti-pris ou caractéristiques de ce cinéma qu'ils sont peut-être.

          Bref, tout ça est difficile à dénouer sans avoir vu plusieurs films du coin.


          Ardalion Cela dit, le film semble être ghanéen et non nigérian.

          Ha, bah la preuve que j'y connais vraiment rien !

          Je citais ce film car je l'avais trouvé sur la page wikipedia française de Nollywood parmi les films les plus populaires, bizarrement. Je savais pas du tout que le Ghana produisait aussi.

            Limite hors sujet, mais puisque ça parle de cinéma semi-amateur et mentionné l'Inde, j'ai vu récemment Supermen of Malegaon, qui suit la production d'un "remake" de superman dans l'industrie de Malegaon (qui est avant tout une ville).

            C'est du micro-budget, ça se rapproche pas mal du « petits trucs amateurs tournés en DV en 4 jours, montés en 2 jours, et vendus au 7è jour » (projeté au cinéma cependant, pas vendu en DTV), et ça reste à une échelle locale (ces films ne sortent pas de leur ville d'origine, qui doit suffire à rembourser les frais).

            J'imagine que les cinéma Nigérien c'est pas exactement la même chose, mais c'est un chouette documentaire qui laisse un peu voir comme on fait et comment existe des micro-industries qui n'ont rien à voir avec celles qu'on connait.

            Et ça date un peu, mais ça laisse imaginer que le cinéma indien et ses presque 2000 productions annuelles aujourd'hui c'est pas ce qu'on voit de Bollywood, Kollywood et compagnie (et on n'en voit pas tellement pour commencer, à part les plus gros succès).

            Heey en effet ! Je suis surpris, tout ce que je voyais venir de Bollywood jusqu'ici, même les productions ultra-kitschs qu'on voit parfois circuler sur le net, avait une facture professionnelle (de film friqué à parure hollywoodienne au mieux, de soap TV au pire). Du coup je me demande si ce genre de films fait partie du comptage annuel de prods (a priori oui, si ça sort en salles ?), ou si c'est un cinéma parallèle...

            Mais en fait le ciné indien c'est un cinéma que je connais très mal passé ses grands noms (bon Nollywood c'est encore plus simple : j'ai strictement rien vu, j'avais d'ailleurs fait un topic à destination d'hypothétiques spécialistes). L'autrice d'une thèse sur le cinéma indien m'avait souligné un jour combien il faut comprendre que la pression en salle est énorme, impensable chez nous (15 000 écrans pour plus d'un milliard d'habitants), avec la plupart des films qui partent immédiatement à l'abattoir ; ça explique peut-être ce genre de production ultra-locale venant investir une niche ? Peut-être aussi est-ce symptomatique des tous débuts des caméras DV accessibles à tous, alors qu'avant la pellicule imposait une structure et un certain cadre pro...

            Bref, sur tout ça, je ne peux que constater ma méconnaissance du sujet, il faudrait interroger quelqu'un qui a bossé dessus !

            Tom J'entends bien que chaque civilisation s'approprie le cinéma pour en développer des formes spécifiques, mais il demeure une base syntaxique commune qui ne peut être démontée qu'avec une certaine intelligence, et jamais sans risque. Pour l'anecdote, un souvenir qui me fait sourire aujourd'hui : un réalisateur plein de condescendance qui me balance sur le plateau que la règle des 180°, c'est du passé. Dans l'absolu pourquoi pas, mais seulement jusqu'à un certain point, qui était dans ce cas précis allègrement dépassé par sa proposition de découpage pendant la mise en place. Le résultat était prévisible, la séquence ne s'est pas retrouvée dans le montage.

            Tout ça pour dire que même si les extraits que je projette au début de ce cours prêtent à rire, le but est justement de mettre des mots précis qui décrivent le décalage entre notre référentiel langagier et ce qui nous est montré, et qu'il ne s'agit pas d'humour, aussi involontaire soit-il. C'est une forme de sémiotique qui a aussi pour but de séparer technique et langage : ce n'est pas parce qu'un film est fauché qu'il est illettré.

            • Tom a répondu à ça.

              Ardalion mais il demeure une base syntaxique commune qui ne peut être démontée qu'avec une certaine intelligence, et jamais sans risque.

              Disons que je pensais moins à "développer des formes" comme on jouerait à innover avec la syntaxe, que à "avoir une syntaxe complètement différente" (comme on le dirait d'une toute autre langue). L'exemple que tu donnes du 180° peut d'ailleurs le montrer : quand tu regardes un film d'Ozu, la règle est souvent complètement ignorée – pas pour faire innovant, mais parce que dans son système esthétique, qui construit l'espace si différemment, c'est une règle qui devient totalement hors-sujet.

              De la même façon que la question du raccord est hors-sujet dans le cinéma premier (où il n'y a pas de montage articulatoire, où le temps n'est pas linéaire et peut se répéter d'un plan à l'autre), ou encore que la question du réalisme du jeu d'acteur ne fait pas grand sens dans le cinéma de Bresson.

              Pour le dire autrement, je suis pas si sûr qu'il existe une base commune universelle permettant un comparatif, ne serait-ce que parce que ce "langage commun" a déjà clairement changé entre les périodes historiques (le cinéma en tableau de 1905 n'a aucun élément de syntaxe en commun avec le cinéma classique hollywoodien, qui n'a lui-même aucun élément de syntaxe en commun avec les films de Duras) : du coup, pourquoi pas aussi entre les zones géographiques ? Et alors ça change tout, parce qu'une forme ne peut être illettrée qu'à la condition qu'on parle tous la même langue, par delà les accents et dialectes. Le cas échéant, il faudrait plutôt juger de cette forme en voyant et comparant beaucoup de films d'Afrique sub-saharienne, pour faire apparaître les règles narratives et formelles locales spécifiques, piger leur cohérence, et pouvoir faire le tri entre "codes" et "maladresses".

              Je sais pas si ça peut aider à éclaircir mon propos, mais c'est devant ce film, qui avait été mon déclic, que tous les traits de ce cinéma sub-saharien, qui je sentais confusément dans d'autres films du continent, m'avaient soudain sauté aux yeux (littéralité, discontinuité arythmique, montage en et puis... et puis..., narration sans hors-champ ni zone aveugle comme dans un récit oral). Ça rejoignait d'ailleurs un petit texte de Daney sur la question (sur un film de Sembene en l'occurence), que j'avais découvert quelques années plus tard, et d'où je tire plusieurs de ces termes.

              Le problème de l'extrait de Beyonce plus haut, c'est que pour le coup ça utilise la syntaxe et plein de codes du cinéma occidental (celui des ses soaps), donc là un comparatif devient possible, faisant apparaître des manques abyssaux. Mais il reste que je me demandais s'il n'y a pas aussi là-dedans, caché dans la mélasse d'amateurisme et sous les codes repris de notre cinéma, les bribes d'un truc purement local (dans la narration, dans la représentation du réel) qui se donnerait davantage à voir ensuite, dans l'évolution professionnelle de ce cinéma, comme on décanterait un truc très mal dégrossi, et qui est à ce stade irregardable.