Je trouve toujours intéressant, en me baladant sur les forums de cinéphiles américains, de voir ce qui est important pour eux, alors que ça n'a pas du tout la même importance chez nous : leur passion pour le Pré-Code, leur vénération de Claire Denis, le fait que 50% de leur débats sur Licorice Pizza concernent une blague prétendument raciste, le fait de regarder Robert Eggers comme le nouveau Murnau...


Bref, parmi tout ça, depuis quelques années, il y a un nouveau truc évident : leur enthousiasme sans bornes pour A24. On dirait qu'ils retrouvent leur fierté d'américains (qui jusqu'ici était un peu en jachère : Hollywood parti dans l'anonymat des franchises, scène indé en ruines...) à travers cette société de prod et distribution.

En regardant les films produits, on peut se dire qu'il y a certes quelques titres notables, comme par exemple :

  • Moonlight de Barry Jenkins (2016)
  • Mise à mort du cerf sacré (de Yórgos Lánthimos (2017)
  • Hérédité et Midsommar d'Ari Aster (2018-2019)
  • The Lighthouse de Robert Eggers (2019)
  • Uncut Gems des frères Safdie (2019)
  • La série Euphoria (2019)
  • Macbeth de Joel Coen (2021)

... mais ça reste assez court pour justifier un tel enthousiasme.

Sauf qu'on comprend mieux quand on y ajoute les films distribués par la boîte (qui était seulement ça à la base : une société de distribution) depuis maintenant dix ans. Et là on arrive à un corpus global qui fait qu'on commence à piger pourquoi, pour les cinéphiles US, le logo est devenu synonyme de label qualité "cinéma artistique". On trouve entre autres, dans les films distribués :

  • Spring Breakers d'Harmony Korine (2013)
  • The Bling Ring de Sofia Coppola (2013)
  • Enemy de Denis Villeneuve (2014)
  • Under the Skin de Jonathan Glazer (2014)
  • The Witch de Robert Eggers (2016)
  • Green Room de Jeremy Saulnier (2016)
  • The Lobster de Yórgos Lánthimos (2016)
  • American Honey d'Andrea Arnold (2016)
  • A Ghost Story de David Lowery (2017)
  • Good Time de Joshua et Ben Safdie (2017)
  • Lady Bird de Greta Gerwig (2017)
  • Climax de Gaspar Noé (2019)
  • High Life de Claire Denis (2019)
  • Under the Silver Lake de David Robert Mitchell (2019)
  • First Cow de Kelly Reichardt (2020)
  • Red Rocket de Sean S. Baker (2021)

Bien que le coup d'éclat que fut leur toute première prod (Moonlight) soit manifestement oscar-compatible, il se dessine plutôt de tout ça un modèle souvent plus radical que le "film sundance" qui fut la convention du ciné indé jusqu'à récemment, avec des films pas toujours dénués d'une certaine "pose arty", et d'un goût pour l'élégance (parfois comme substitut de mise en scène).


Le Monde vient de consacrer un très complet article à A24, qui fait beaucoup le parallèle avec Miramax, qui avait été le foyer du dernier grand âge d'or du ciné américain indépendant US, dans les années 90 (produisant Tarantino, Soderbergh, Haynes, ou encore Jarmusch). C'était aussi une société new-yorkaise, elle avait aussi commencé en distribuant du cinéma d'auteur étranger, et elle avait aussi fini par fonctionner comme un "label". A24 est d'ailleurs apparemment appelé le "Miramax des milléniaux" dans le milieu de la prod US.

Par contre, là où Miramax se caractérisait par un interventionnisme fort (ce qui valu à Harvey Weinstein le nom de "Harvey Scissorhands", tant il avait l'habitude de remonter derrière les réals), A24 serait tout le contraire : respect total des cinéastes, refus des projection-tests, non-interventionnisme, pas de demande de stars ou de têtes d'affiches (des "producteurs à l'européenne" disent les cinéastes interviewés dans l'article, notamment les européens qui bossent avec eux).

Enfin, apparemment, la société se démarque par son modèle de promotion, très compétent à toucher la jeunesse, comme le relate l'article :

Ils exploitent sans scrupule la viralité des réseaux et, plus récemment, le big data. « Pour la plupart de ses sorties en salles, lisait-on en mars 2018 dans le New York Times, A24 dépense environ 95 % de son budget marketing en ligne en utilisant les datas et des outils d’analyse qui font exister le film sur les réseaux sociaux, faisant passer le message de manière spontanée – en persuadant un fan d’en persuader un autre. »

(...) Pour cela, la société fait appel depuis plusieurs années à Operam, une start-up basée à Los Angeles qui aide les studios à développer des algorithmes pour envoyer des messages ciblés à des spectateurs potentiels par le biais de Facebook et d’autres réseaux sociaux.

(...) En attendant, A24 ne vend pas seulement des films. Mais également des casquettes et des sweat-shirts. La société new-yorkaise a remis au goût du jour un outil « aussi vieux qu’Hollywood », selon Josh Safdie : le merchandising. En septembre 2020, l’actrice Emma Stone s’affichait dans la presse people avec une casquette floquée du fameux logo. Quelques mois plus tard, Hunter Schafer, actrice de la série Euphoria, faisait de même avec un couvre-chef orange pâle.

Il est aussi reproché à A24 de capitaliser sur le fait que les milléniaux ne connaissent pas les classiques (tout le cinéma US des années 70, notamment) pour en recycler sans vergogne les types de films et recettes (un reproche apparemment adressé aux films d'Ari Aster, et que je n'avais jamais entendu auparavant).

Je me demande aussi comment tout ça se combine avec le phénomène Annapurna Pictures, autre boîte (quoique sur un modèle économiques très différent) qui semblait être devenu le graal des années cinéphiles américains il y a quelques années...



Bref, il y a clairement là un phénomène notable, en pleine expansion, qui est entrain de redessiner le paysage du cinéma américain, et dont on aura sûrement souvent l'occasion de reparler - ce topic servira à ça !

    Tom Très intéressant, ça recoupe bien mon impression sur A24 alors que je n'avais jamais pris la peine d'y penser. Je n'ai pas vu assez de films de la liste que tu proposes pour saisir précisément ce que tu veux dire quand tu parles de recycler les types et recettes de films US des années 70. Leur logo est manifestement ancré dans ce type de référence avec jusque ce qu'il faut de touche actuelle, mais peux-tu élaborer ce point ?

    • Tom a répondu à ça.

      Ardalion Et bien justement ce point je ne le comprends pas moi-même. C'est l'article du Monde qui en parle comme d'un truc évident, mais je ne pige pas vraiment l'idée (d'autant que ça semble conditionné par la propre opinion que Sotinel a des films d'Aster, qui me semblent pourtant plutôt appréciés par la critique) :

      La machine est bien rodée. Grands connaisseurs de l’histoire du cinéma, les patrons d’A24 recuisinent parfois les vieilles recettes, qu’ils servent à des milléniaux pas toujours au fait. A l’image du film d’horreur Hérédité, immense succès de l’année 2018, ou de Midsommar, sorti l’année ­suivante. Deux films peu appréciés par une partie de la critique, jugeant les ficelles trop grosses, et surtout des connaisseurs du genre, qui ont vu là une filiation un peu trop directe avec The Wicker Man, chef-d’œuvre signé Robin Hardy datant de 1973 et inconnu d’un public très jeune… Si les emprunts au passé sont le fait même de la création artistique, il est évident qu’A24, avec son style qualifié par certains critiques anglo-saxons d’« artsploitation » (contraction d’« art » et d’« exploitation »), y a systématiquement recours.

      Du coup je ne sais pas s'il n'essaie pas de présenter comme une vérité général un avis qui lui est propre – le terme "artsploitation", même si possiblement dépréciatif, ne désignant pas forcément ce qu'il dénonce ici, mais peut-être plus simplement le goût de la boîte pour le cinéma de genre recyclé à la sauce arty/élégante (c'est tout le principe de la carrière d'Eggers, mais cette réunion "cinéma de genre / film d'auteur" est plus simplement le trait commun de la moitié de leurs films distribués ou produits : SF pour Under the Skin, The Lobster ou High Life, fantastique ou horreur pour Eggers, Asters ou A Ghost Story, voire pour Under the Silver Lake et Climax... y a peu de "films d'auteurs en chambre" ou de drames quoi, ou encore du social, qui est pourtant à la base plutôt le canon du ciné indé).

      Je vais essayer de voir ce soir en rentrant si ce reproche est repris chez les anglais, je me souviens pas l'avoir vu sur les forums américains (mais bon faut dire qu'ils sont en mode fanboy total donc c'est peut-être pas le meilleur endroit où chercher).

        Tom présenter comme une vérité générale un avis qui lui est propre

        Un ami ancien chef op, qui voue à la critique de cinéma une haine farouche en pointant du doigt son inutilité, use entre autres de cet argument qui lui rappelle l'entre soi et la guinderie absurde de ses années FEMIS. Hasard amusant, j'avais justement croisé le fils de Sotinel juste avant qu'il n'y entre (en scénario il me semble).

        En tout cas j'ai encore pas mal de choses à voir. Qu'avais-tu pensé de Ghost Story ? Outre son format d'aspect, qui avait je trouve quelque chose de naïf et d'arrogant à la fois, il ne m'en reste pas grand chose.

        • Tom a répondu à ça.

          Ardalion Je suis aussi loin d'avoir tout vu dans cette liste...

          A Ghost Story c'est celui face auquel je suis le plus circonspect, avec l'impression de voir une pensée filtre Instagram pour toute mise en scène (mise en scène qui se résume pour le reste à des effets auteuristes très visibles – la tarte – et sans effet véritable). Reste l'image naïve du fantôme prise au pied de la lettre qui est une jolie idée, et les jeux sur la perception du temps qui marchent pas mal. Mais dans l'ensemble, je retiens surtout le film comme une caricature (pas déplaisante au demeurant) de tout ce que cette vague indé récente peu avoir de poseur et d'un peu vain...

          Tom La machine est bien rodée. Grands connaisseurs de l’histoire du cinéma, les patrons d’A24 recuisinent parfois les vieilles recettes, qu’ils servent à des milléniaux pas toujours au fait. A l’image du film d’horreur Hérédité, immense succès de l’année 2018, ou de Midsommar, sorti l’année ­suivante. Deux films peu appréciés par une partie de la critique, jugeant les ficelles trop grosses, et surtout des connaisseurs du genre, qui ont vu là une filiation un peu trop directe avec The Wicker Man, chef-d’œuvre signé Robin Hardy datant de 1973 et inconnu d’un public très jeune… Si les emprunts au passé sont le fait même de la création artistique, il est évident qu’A24, avec son style qualifié par certains critiques anglo-saxons d’« artsploitation » (contraction d’« art » et d’« exploitation »), y a systématiquement recours.

          Je trouve assez malveillant d'attribuer non pas à une volonté artistique des réalisateurs mais à une stratégie commerciale des producteurs, ces références à des classiques de l'histoire du cinéma…. En dehors de toute question sur la qualité des films.

          • Tom a répondu à ça.

            PetarKuzmanovic J'avais fait des petites recherches du coup (bon, pas des heures non plus, donc j'ai pu rater quelque chose), sans trouver en effet de référence à ça sur le web anglais.

            Par contre, le mot "artsploitation" est très utilisé, bien au-delà d'A24 d'ailleurs, à ma grande surprise. Là pour le coup, il y a peut-être un décalage générationnel, en ce qu'une jeune génération pour qui l'horreur est d'abord synonyme d'un paysage de films à la James Wan semble découvrir que le genre peut être compatible avec le cinéma d'auteur. Mais c'est pas très étonnant, les cinéphiles américains sont malades de ça : l'arbitrage fait en France dès les années 50 (sur le fait que du cinéma commercial puisse tout à fait être de l'art ou du cinéma d'auteur, que le plaisir n'est pas antinomique à l'art, que l'intelligence d'un film se joue dans sa mise en scène et pas forcément dans son propos ou ses intentions affichées...) semble ne jamais avoir existé chez eux. Ils faut lire leurs forums, c'est frappant : c'est du fétichisme de pasteur opérant continuellement une séparation nette entre films faisant état de leur "nature artistique", et de tout ce qui peut être considéré comme de l'entertainment "fun".

            D'où le fait, j'imagine, qu'ils se touchent à ce point sur The Northman (ainsi que sur les précédents Eggers), ce qui leur permet de jouir d'un film "de genre" en ayant l'excuse de l'étiquette "cinéma d'auteur/artistique officiel".

              21 jours plus tard

              Tom The Northman

              As-tu pu le voir ? Je suis partagé sur pas mal de choses mais je ne lui refuserais pas le terme de réussite. La prise de risque est plus subtile qu'il n'y paraît, et je crois savoir que, budget oblige, le film a finalement échappé à Eggers, ce qui peut sûrement justifier ma réserve sur certains points, comme le montage. La photographie est frappante, dans un style pictural impressionnant mais ce qui a retenu mon attention, c'est peut-être un début de mode d'optiques photo à effets (on emploie beaucoup le mot "vintage" pour les désigner mais il s'agit en fait d'objectifs d'appareils argentiques antérieurs à 1980). Sur certains plans, j'ai cru reconnaître la signature de deux objectifs que j'utilise souvent (Helios 44 et Jupiter 9, bien qu'il s'agisse peut-être d'un Petzval) et n'étant plus abonné à l'ASC, je vais devoir attendre de tomber sur l'info pour confirmer mon sentiment.

                Ardalion Non, je ne l'ai pas encore vu ! Soit demain, soit le week-end prochain sans doute, mais ce dont tu parles m'intrigue (ça rejoint aussi nos discussions sur le look numérique). Pour le côté pictural, j'ai l'impression que c'est un peu l'étape finale et logique de ce que j'avais retenu de l'approche d'Eggers, que je pourrais caricaturer à : prendre un genre > le passer à la lessiveuse d'une reconstitution naturaliste et historiquement authentique, quasi documentaire, déromantisée > apposer sur le résultat obtenu un regard et un style visuel élégants.

                Pour le coup, le remontage/reprise en main par les prods est ce qui me titille le plus, j'y vois une possibilité de neutraliser ce que son cinéma peut avoir de poseur. Bref, je te dis ça dès que j'y suis passé !

                  13 jours plus tard

                  Ardalion As-tu pu le voir ? Je suis partagé sur pas mal de choses mais je ne lui refuserais pas le terme de réussite. La prise de risque est plus subtile qu'il n'y paraît, et je crois savoir que, budget oblige, le film a finalement échappé à Eggers, ce qui peut sûrement justifier ma réserve sur certains points, comme le montage. La photographie est frappante, dans un style pictural impressionnant

                  Juste un petit message, vu que je l'ai (enfin !) vu. Je te rejoins sur le style pictural mémorable (si on excepte quelques petites glissées kitsch), qui est notamment frappant dans ces nuits aux allures de "ténèbres" archaïques, quasi-monochromes, aux lignes rares et peu lisibles. Et je te rejoins aussi sur ce qui pèche le plus, c'est-à-dire le montage : je pensais que la rencontre avec les exigences du studio pouvait débloquer quelque chose de la pose récurrente du cinéma d'Eggers, mais ce qu'il gagne en rythme et en péripéties, il le perd en qualité d'attention au souci de reconstitution vériste qui fait habituellement sa force, et qui se retrouve ici un peu avalée par les exigences impatientes et fonctionnelles du récit.

                  Après, plus généralement, j'ai du mal à me départir de l'impression du bel objet se prenant très au sérieux (à coups de sons graves tonitruants et d'horreurs complaisamment alignées), ayant du mal à cacher que ça n'a pas grand chose à dire. Comme dans The Witch, la manière dont Eggers fait totalement corps avec le monde qu'il recréée (dans une volonté d'épouser les vues de l'époque, j'imagine, les croyances sont part intégrante de la reconstitutions documentaire), semble bêtement avaliser une vision du monde somme toute peu reluisante, même pas en l'assumant, juste sans réfléchir. Je lis sur les forums américains des circonvolutions pas possibles pour essayer d'y voir un regard ironique posé sur la légende, ou un discours anti-masculinistes, j'ai peur qu'ils prennent un peu leurs désirs pour des réalités...

                  Bref, si le film est formellement assez virtuose, ce n'est pas celui qui changera l'impression de coquille un peu vide qui colle aux basques du style A24 (bien que ce ne soit pas un film A24, mais bon, il en est l'enfant et la continuité évidente à travers Rogger Eggers, le style qu'il y perpétue et le côté artxploitation).

                  3 mois plus tard

                  Juste, parce que c'est assez révélateur, une capture d'écran d'article US qui donne une idée de combien A24 est devenu un peu l'alpha et l'omega de tout là-bas (ou encore de l'incapacité à comprendre que le cinéma d'horreur n'a pas toujours été ce truc industriel des années 2000-2010 contre lequel A24 s'est construit) :



                  Sinon, même si on est plus chez A24 a priori (je les vois pas dans les prods du film sur IMDB), Roger Eggers en continue la voie toute tracée en lançant la production de son propre Nosferatu, avec Bill Skarsgard et Lily-Rose Depp (venus remplacer un casting initialement annoncé plus intriguant : Anya Taylor-Joy et Harry Styles). Il semble qu'il trimballe ce projet depuis 2015.

                  Je serais curieux de savoir pourquoi Eggers ne tourne plus avec A24 (peut-être une simple affaire de taille de budget possible, quoiqu'un Nosferatu s'annonce moins massif sur ce plan que The Northman). A24 pour sa part n'a pas tout a fait abandonné le filon, puisque la société vient de lancer la production... du premier film des frères de Roger Eggers (Max Eggers et Sam Eggers).