S'il y a une chose sur laquelle la cinéphilie nationale semble se mettre d'accord, c'est bien ceci : le niveau déplorable des comédies françaises de ces dernières décennies. À part quelques rares exceptions populaires (Salvadori, Hazanavicius, Klapish...), ou des propositions relevant davantage du cinéma indé/auteur (Dupieux, Peretkatko...), le genre semble actuellement unanimement méprisé.



Il y aurait beaucoup de choses à démêler là-dedans :

  • Les raisons liées à la production : le système de financement du cinéma français semble comme dissocié, entre un CNC soutenant un cinéma très auteur/indé peu vu en salle, et des télévisions produisant ces comédies populaires en masse – avec les conséquences esthétiques associées (films construits autour des comiques TV, pour le prime time, etc.). Le fait que leur succès finance le CNC tient sans doute en partie le système ainsi paralysé, sans espoir de changement.

  • L'hégémonie du genre dans le cinéma français populaire, à qui il semble très difficile d'investir d'autres genres. Dans le box-office français de tous les temps, les 11 premiers films sont ainsi des comédies. Elles sont omniprésentes parmi les 10 premiers films français des box-office français récents : 7 films sur 10 en 2016, 6 films sur 10 en 2017, 9 films sur 10 en 2018, 8 films sur 10 en 2020, 4 films sur 10 en 2021... La seule exception récente est 2019.

  • Éventuellement la question des racines historiques : qu'est-ce qui mène à ce tropisme télévisuel dans l'histoire de la comédie française, au vu de ce qu'elle était auparavant ? Les graines de sa mauvaise qualité actuelle sont elle déjà présentes dans les années 60-70-80 ?


Bref, ce topic sert surtout à documenter tout ce qui peut éclairer ce curieux état de fait national.



Et j'ouvre la danse avec ce qui m'a donné l'envie d'ouvrir ce topic, à savoir cette interview de Stéphane Kazandjian, réalisateur de Bad Buzz (le film d'Eric et Quentin, unanimement descendu à sa sortie et échec commercial total), qui revient sur la conception chaotique du film : https://www.bfmtv.com/people/cinema/on-voulait-plaire-au-public-de-hanouna-avec-les-stars-de-quotidien-pourquoi-bad-buzz-a-fait-un-four_AN-202206210059.html

Pas mal de petites choses, dans les rouages de cette production télévisuelle, dessinent quelques pistes sur ce qui fait la mauvaise qualité des comédies françaises au final :

Je me retrouve là-dessus un peu pour toutes les mauvaises raisons. D'ailleurs, je pense que le film s'est fait pour plein de mauvaises raisons.

J'avais très, très envie de repasser derrière la caméra et en même temps je n'avais pas d'idées. Un jour, mon agent, qui représente aussi Éric et Quentin, m'appelle en me disant qu'ils font un film et qu'ils cherchent un réalisateur. Il me demande si ça m'intéresse. Je lis le scénario. Il y a des trucs à reprendre, mais je le trouve sympa. On se voit puis tout s'enchaîne très vite. On devait être en mars-avril et en juillet-août, on tournait.

J'ai refait une version et là-dessus le producteur, Abel [Nahmias], qui par ailleurs était un peu coauteur du scénario avec Éric et Quentin, m'a bien fait comprendre que c'était une petite Ferrari. Il ne fallait pas y toucher. J’étais là juste pour faire les images.

Éric et Quentin ont négocié leur passage sur TMC avec Ara Aprikian [le directeur des programmes de TF1, NDLR] et Bad Buzz est devenu une partie de leur deal. TF1 n'en avait rien à foutre. Ils ont juste filé le poignon pour garder l'équipe de Quotidien. Personne n'y croyait.

Sur le moment, j'y croyais. J'ai fait mon boulot. C'était un film de commande. J'essayais de comprendre ce qu'ils attendaient du résultat, qui était la cible.

Éric et Quentin, il y a un truc con et érudit en même temps. Leur spectacle marche très bien dans ce registre, d'ailleurs. Le problème, c'est qu'on ne s'est jamais posé la question de qui étaient Éric et Quentin. On a voulu les faire rentrer dans un genre qui n'était pas le leur et dans lequel ils sont rentrés d'ailleurs à pieds joints, puisque c'est eux qui ont écrit le scénario, mais on aurait gagné à se demander ce qu'on pouvait faire avec leur humour.

Ça ne marchait pas. Tu te retrouves sur le plateau. Il y a cinquante figurants et tu as seulement une nuit pour tout filmer. Tu sais que tu ne vas pas pouvoir faire de dépassement. Tu te démerdes en disant que tu verras au montage.

Ils avaient juste besoin de quelqu'un pour le plateau. De toute façon, c'est ça souvent sur les films de commande. Sur la post-prod, ils peuvent comme ça beaucoup plus facilement reprendre la main.

2 mois plus tard

En passant, je découvre une petite vidéo assez pratique d'Écran Large qui explique la place historique/économique de la comédie dans le cinéma français. C'est léger (et peu sourcé), mais ça résume bien :

Le cœur du propos est entre 2'50 et 9'25 (la suite est plus de l'éditorial et de l'avis perso).

(bon et du coup je découvre qu'il y a des vidéos de vulgarisation d'Écran large, malheureusement très rares sur une chaîne d'abord dédiée aux avis critiques du site...)

16 jours plus tard

La nouvelle sortie Jumeaux mais pas trop semble être un cas d'école : comiques du web et du stand-up venus jouer dans un scénario déjà éculé il y a dix ans (l'"originalité" semble être la satire ultra-facile du monde politique). On dirait un film écrit par un algorithme de la mauvaise comédie française. Dommage j'aimais plutôt bien Broute, même si c'était parfois facile ou lourd. Mais ici même Bertrand Usclat et Pauline Clément semblent embarassés par répliques navrantes et les situations pas drôles qu'on leur fait jouer.

Je trouve ça assez surprenant en fait que Broute (enfin le collectif "Yes vous aime") n'aient pas profité de la voie probablement toute ouverte qu'ils avaient, vu leur succès, pour faire leur propre projet cinéma. D'autant que j'imagine qu'après les comiques TV, c'est les comiques youtube qui vont être les prochaines cibles des comédies financées par TF1 and co.

Cela dit en fait, à part le Palmashow (qui étaient allés au ciné "en copains" avec le réal de leurs sketchs, pour La Folle Histoire de Max et Léon), je crois qu'aucun comique venu du net n'a fait le saut ni avec son groupe d'origine, ni avec succès (cela dit le Palmashow est passé par la case TV avant d'aller au ciné, ceci explique peut-être cela). Norman s'est planté dans le film de Barthélémy (Pas très normales activités), Cyprien n'a pas fait son passage au ciné en premier rôle il me semble, mais seulement des courts...

Il y a eu une exception, un film réunissant uniquement des youtubeurs comiques (Natoo, Kemar, Mister V, pas mal de gens du Studio Bagel...) : Le Manoir, produit par Gaumont mais seulement sorti en VOD. Les retours critiques (de ce qu'on peut en glaner) sont pas très bons.

Il y a eu les Nuls (La cité de la Peur) et les Inconnus (Les trois frères) qui avaient réussi ce passage dans les années 90. Mais ces exemples sont lointains maintenant… Je ne sais pas si c'est parce que le rapport de force comiques/producteurs a changé depuis. Ou bien si ça dépend des personnalités plus ou moins talentueuses pour adapter leur humour au long-métrage.

Ha mais pour le coup là je parlais vraiment des comiques internet !

Pour les comiques TV (dont les Nuls et les Inconnus, mais aussi tous la foule d'humoristes passés par la TV : les Robins des bois, Florence Foresti, Kad Merad...) le passage au cinéma pose visiblement moins de problèmes, probablement parce qu'ils bossent déjà pour les chaînes qui vont ensuite aller produire leurs films (c'est d'ailleurs comme ça qu'Eric et Quentin ont pu faire produire le leur par TF1, tout foireux qu'il soit : en l'incluant littéralement dans leur contrat quand ils ont été engagés sur TMC, chaîne de TF1).

Les youtubeurs, pas sûr que leurs structures de prod puissent aussi facilement opérer la transition, et surtout ils ne viennent pas au cinéma avec l'assurance sécurité d'un public TV déjà prêt à aller les y voir (car je doute que la démographie des spectateurs de comédie française, que ce soit en salle ou en prime time sur TF1, corresponde à celle des jeunes gens matant youtube - mais il faudrait vérifier les chiffres).


EDIT : j'ai jeté un coup d’œil et geeké un brin, et je trouve pas d'étude du CNC observant les entrées par genre ou budget de film (donc dur de savoir qui exactement va voir les comédies françaises). Mais on remarque cela dit une grosse perte de public sur les 20-24 ans en France ces dix dernières années :


(source)

Et si la saignée est moins flagrante chez les plus jeunes (0-19 ans), c'est seulement parce qu'ils ont des films spécialement conçus et calibrés pour eux, pour lesquels ils deviennent alors soudain la majorité des spectateurs – pas forcément le signe d'une génération qui continuera à aller au cinéma ensuite, donc :

Pour youtube, voici les stats pour les utlisateurs français :

19,3 % des visiteurs ont 18-24 ans,
34,8 % des visiteurs ont 25-34 ans,
16,7 % des visiteurs ont 35-44 ans,
11,5 % des visiteurs ont 45-54 ans,
9,4 % des visiteurs ont 55-64 ans.

(source)

Ce qui avec un petit tour par excel donne ça :

À première vue pas de conflit majeur semble-t-il, la tranche la plus présente sur youtube (25-34 ans) n'étant pas celle ayant spécialement déserté les cinés.

Sauf que beaucoup des visiteurs de youtube ne viennent qu'y écouter de la musique. Si l'on s'en tient uniquement aux "créateurs de contenu" français (= hors marques et musiques), on voit tout de suite les plus jeunes apparaître :


(source)

D'autant que comparés aux autres créateurs de contenus, les comiques youtube sont il me semble fréquentés par un public bien plus adolescent, voire pré-ado – suffit de voir la gueule de l'humour. Le fait que le film à youtubeurs cité plus haut (Le Manoir) soit sorti sur plateforme et non au ciné n'est à ce titre peut-être pas un hasard...

Car à côté de ça, quand on regarde les moyennes d'âge du public TV (pour qui sont calibrées les comédies françaises sortant en salle, puisqu'elles doivent ensuite passer en prime time)...


(source)

= soit un spectateur moyen de 52,8 ans... sachant que l'âge moyen de la population en France en 2018 (année de la ligne noire sur le graphique), était de 41,5 ans.



Bon, tout ça reste de l'ordre de la supposition (et de graphiques pêchés à la nimp sur le web et peut-être pas si facilement comparables), et d'ailleurs tout part d'une erreur de ma part, vu que Broute ce n'est pas fondamentalement internet, c'est produit par (et ça passe sur) Canal+. Même si c'est prioritairement vu sur le web, j'imagine.

un mois plus tard

Héhé, figure-toi que je l'ai croisé au boulot cette semaine – j'en ai vu une bonne partie. C'est exactement ce dont ça a l'air, et c'est exactement du même niveau que l'original, Barbecue (que j'avais eu le plaisir de voir aussi au travail...).

Comme d'hab dans la comédie française, y a rien de "honteux" (au sens foutage de gueule), mais on a tous les ingrédients de ce qui fait que c'est problématique : un milieu bourgeois qui s'ignore et qu'on filme comme s'il allait de soi ("viens dans mon manoir"), dont le seul membre d'origine plus popu (Commandeur) est gentil mais forcément un peu concon, avec des personnages et des enjeux tous médiocres/mesquins auxquels ont est censés s'identifier, des acteurs en service commandé pour exécuter leur propre caricature ou éternel rôle attitré (Guillaume De Tonquédec), de l'humour reposant sur des ultra-facilités (la dame coincée qui dit des cochonneries une fois bourrée)...

Bref. Peut-être que le dernier tiers retourne spectaculairement la table.

D'ailleurs, à ce sujet, cette petite blague bien violente (les 45 premières secondes) de cette chronique 🙂