Attention, ce topic spoile les plans et situations finales de Monika, À bout de souffle et Les 400 coups !
Dans une conférence raportée par le Ciné-club de Caen, et qui porte sur la façon dont la figure de l'acteur a évolué au tournant de l'après-guerre, Alain Bergala fait du fameux regard caméra de Monika de Bergman (1953) un des symptômes de la mutation esthétique sourde qui était entrain de faire basculer le cinéma mondial de sa période classique à sa période moderne :
Ceux qui vont être les réalisateurs modernes éprouvent (...) une phobie envers une direction du spectateur où tout le monde passe en même temps par la même compréhension, la même émotion, où il n'y a pas de dysfonctionnement dans la gestion collective des spectateurs. Dans ce système, l'acteur est un outil, obéissant, docile, instrument de perfection permettant de diriger le public. Ce système de mise en scène résonne très mal par rapport à d'autres mises en scène, celles du fascisme et des jeux olympiques de cette période.
(...)
[Dans cette scène de Monika], l'actrice regarde l'objectif de la caméra et, quel que soit l'endroit où est placé le spectateur, il a l'impression que c'est lui que regarde Monika. Ce regard est fondateur du regard de discrimination des spectateurs entre eux. À chaque spectateur, Monika demande personnellement : "soit tu restes avec moi, soit tu me condamnes et tu restes avec mon gentil mari". Jusqu'à présent tout le monde adhérait au personnage de Monika : elle a pris toutes les initiatives alors que son compagnon est plutôt falot. Mais, cette fois-ci, elle veut quitter cet homme, petit bourgeois, gentil, travailleur et économe qui lui fait mener une vie qu'elle ne supporte pas plus que son ancienne condition de prolétaire. Elle n'aime pas son enfant. Elle décide de coucher avec le premier homme venu pour que la rupture soit définitive, qu'elle puisse quitter son mari et son enfant.
Bergman et elle ont dû décider. Tu vas arrêter de jouer et tu vas regarder l'objectif. Chaque spectateur doit se décider et prendre un parti qui n'est pas celui de son voisin, de son ami ou de sa femme. Changement de registre. Il ne s'agit pas d'une petite transgression. (...)
Voici la scène dans son entier (qui appuie d'autant plus la transgression par un jeu de lumière).
Même s'il est couramment admis qu'un regard caméra était "tabou" dans le cinéma classique (ne jamais casser le 4è mur, ne jamais casser l'immersion – en opposition au cinéma primitif auquel il avait succédé, et où des personnages à l'écran pouvaient parfois faire des adresses au public), l'idée de faire du regard caméra un déclencheur ou un jalon de l'arrivée du cinéma moderne peut sembler un peu gadget, superficielle : cette mutation esthétique est plus générale, complexe, et profonde que ça.
Et pourtant, en y réfléchissant, on se rend compte en fait que les films majeurs de la Nouvelle vague sont marqués, à un moment décisif, par un regard caméra.
C'est le cas par exemples des deux plans finaux des deux films fondateurs du mouvement français – le plan final d'À bout de souffle (1960) :
(voir la scène)
... et le plan final des 400 coups (1959) :
(voir la scène)
C'est aussi le plan de la scène-clé centrale de Cléo de 5 à 7 (1962) :
(voir la scène)
On retrouve d'ailleurs dans les deux derniers cas une forme spécifique (arrêt sur image ou disparition du décor) qui, comme dans Monika, en fait un moment un peu étrange, qui a comme conscience de faire quelque chose d'anormal. La place particulière qu'ils prennent (la fin, ou la scène-clé du film) leur donne également un statut spécial, presque ritualisé.
Du coup je me demande pas mal de choses par rapport à ça :
Est-ce que c'est une constante des films modernes de cette époque ? Est-ce que le regard caméra est un motif qui envahit ces films-là (comme ça automatiquement pas d'autres souvenirs me viennent, mais il doit y en avoir d'autres), comme une façon de désigner au spectateur assez violemment qu'on est entrain de changer de registre, de manière de lui parler, de le concerner ?
Quand est-ce que ça a commencé ? De quand datent, dans le cinéma parlant, les premiers regards caméra qui ne soient pas justifiés/excusés par l'intrigue (ou le point de vue en vue subjective d'un autre personnage) ? Est-ce que c'est toujours lié à des films qui tendent vers le cinéma moderne ? Est-ce que c'est déjà là dans des films néoréalistes, 15 ans auparavant ? Est-ce qu'on en trouve des traces dans la presse de l'époque ?
Est-ce que le documentaire en offrait déjà des occurrences, lui qui mutait aussi beaucoup durant ces années, même avant le cinéma direct ? Est-ce que son influence qu'on voit jouer ici ?
Et puis qu'est-ce ces regards caméras veulent dire, surtout, au-delà de l'effet de rupture et de l'effet novateur sur un public pas encore habitué ? L'interprétation de Bergala me semble riche, mais je ne sais pas si elle colle à toutes les situations...
Bref, un topic ouvert pour discuter de tout ça à l'occasion !