La question peut sembler absurde, vu que tous les grands films (et moins bons films) soviétiques muets sont des odes à l'URSS et à la révolution. Mais justement, cela me questionne : vu les soucis que pas mal de ces cinéastes ont eu ensuite sous Staline et son "réalisme socialiste" (certes d'abord pour des raisons artistiques), et vu que certains autres cinéastes de la période avaient d'abord fui le pays pour ensuite clairement revenir y réciter le catéchisme politique par intérêt (Protazanov), je m'interroge sur la profondeur ou la nature exacte de cette adhésion idéologique.
Marc Ferro, dans Cinéma et Histoire (dans le chapitre URSS : le cinéaste dans la cité) semble décrire plutôt quelque chose de l'ordre de l'échange de bons procédés ou d'intérêts croisés :
Le monde du cinéma était pourtant dans son ensemble favorable à la révolution - même si une fraction avait émigré ou s'était mise du côté des Blancs. S'il n'y eut pas « d'histoire d'amour » entre les cinéastes et le pouvoir bolchévique, leur solidarité dut bientôt s'affirmer avec force, car (...) les dirigeants soviétiques furent impréssionnés par l'enthousiasme que Le Cuirassé Potemkine, La fin de Saint-Petersbourg, etc., suscitaient à l'étranger (...) ; pour leur propre gloire, ces dirigeants bolchéviques revendiquèrent le mérite d'avoir su promouvoir le plus beau cinéma du monde.
Et de décrire dans les pages suivantes une sorte de malentendu entre trois intérêts croisés :
- Les intérêts du pouvoir, qui veut d'abord éduquer les masses et promouvoir l'idéologie via un cinéma de propagande efficace (ce qu'on retrouve dès 1922 dans un mémo de Lénine, dont l'Histoire du cinéma de Sadoul fait état : "Les films de propagande devront être soumis à des vieux marxistes et à des écrivains, pour que ne se renouvelle plus la possibilité de ces médiocres tentatives dont la propagande atteignait des buts contraires à ceux qu'elle se proposait").
- Les intérêts des artistes (comme Eisenstein, Vertov ou autres) qui veulent d'abord créer un nouveau type de cinéma, et dont les recherches sont encouragées puis tolérées au nom du prestige international, mais seulement pour un temps.
- Les intérêts du public (massivement prolétaire depuis que la bourgeoisie cultivée à fui la Russie), qui ne veut voir que des films à forme traditionnelle et narrative, fuyant le reste.
Le "réalisme socialiste" de Staline serait donc en quelque sorte ce moment où les intérêts du pouvoir (intégrant les besoins du public) reprennent le dessus : obligation de faire des films idéologiques à forme traditionnelle.
Mais donc, pendant tout ce temps, quand bien même Lénine a promu la création cinématographique, il semble que les cinéastes aient surtout utilisé l'effort de propagande communiste pour promouvoir leur "nouvel art", plus que par désir fiévreux et prioritaire de lui apporter leur soutien.
Dans son petit bouquin consacré à Enseinstein (dans la collection sur les cinéastes des Cahiers du Cinéma / Le Monde), Stéphane Bouquet écrivait :
Le cinéaste n'a jamais cessé de dire ceci : "Notre cinéma est avant tout un outil pour ce qui est de son activité fondamentale - exercer une influence sur les gens, et rééduquer". Sincèrement impliqué dans le façonnage du nouvel homo sovieticus, Eisenstain ne fut pourtant jamais un animal politique, et jamais non plus un membre du parti. L'art, la littérature, le théâtre, le dessin, les sciences, les mathématiques, tout cela semble l'avoir d'avantage passionné. En témoigne son bien peu d'engagement dans les événements de 1917.
Et de rajouter (j'ai pas pris dans mes notes la suite exacte de son texte) qu'en 1917, Eisenstein participe certes à quelques manifestations populaires, mais que le jour où la révolution éclate, il va au théâtre ! (ce qui donne une certaine mesure son rapport au mouvement politique).
D'où au final (on y arrive) ma question : est-ce qu'on a des sources renseignant sur l'adhésion idéologique de tous ces cinéastes au communisme ou à l'URSS ? Bien sûr, je les imagine mal capitalistes sous couverture, mais à quel point disons était-ce une simple alliance de raison ?
Après tout, si la révolution cinématographique de ces cinéastes à indéniablement un fond communiste (par exemple pour Ensenstein : inventer un cinéma qui peut raconter des histoires en mettant en scène des foules plutôt que des personnages), et qu'elle partage avec la jeune URSS son ivresse techniciste (il y a une filiation entre le futurisme et les cinéastes soviétiques), je ne suis pas sûr que ça aille plus loin que ça.
J'avais lu quelque part (je ne retrouve plus la source, malheureusement) qu'Enseinstein dans ses films a surtout un rapport "romantique" à la révolution : d'imagerie, d'élan, de lyrisme. Je trouve ça très vrai, en ce que le fond de ses films n'est pas franchement abyssal en terme de pensée marxiste (gentils ouvriers et méchants exploiteurs), que ce soit chez lui ou chez ses collègues.
Donc voilà, si quelqu'un a des éléments là-dessus, je suis intéressé !