Le titre du livre renvoie à une citation de Gena Rowlands dans Opening Night : « À un moment de nos vies, la jeunesse meurt, et une seconde femme entre en scène. » Comment les actrices composent-elles avec l’avancée de l’âge, dans une industrie obsédée par la jeunesse ? À travers huit portraits (Nicole Kidman, Thelma Ritter, Isabelle Huppert, Bette Davis, Frances McDormand, Brigitte Bardot, Mae West, Meryl Streep), la critique de cinéma Murielle Joudet (Le Monde, les Inrocks, Le Cercle, Les Cahiers du cinéma) raconte la condition féminine, en même temps que la manière dont ces femmes, à l’écran, ont su se réinventer, produire leurs propres représentations, en jouant avec les injonctions.
Il est intéressant de noter que le sous-titre du livre est : “Ce que les actrices font à la vieillesse” et non “Ce que la vieillesse fait aux actrices”.
Je me suis rendu compte que cette proposition suscitait, chez moi, une plus grande envie d’écrire sur le constat – réel par ailleurs – de la difficulté de vieillir au cinéma pour les femmes, de trouver des rôles après un certain âge… Étant critique de cinéma, je n’ai pas de prétentions sociologiques, et je pense que la littérature traitant de ce sujet existe déjà. Mon intérêt se situait ailleurs : dans le rapport intime que j’entretiens avec les actrices.
J’ai toujours vu en elles des récits émancipateurs, des références, qui m’apprenaient ce que c’était d’être une femme. C’est pour cette raison que, sans nier les difficultés qu’elles rencontrent, je ne voulais pas les victimiser. Celles dont je parle sont, pour la plupart, devenues des stars, et je voulais montrer la manière dont, à l’intérieur d’une industrie écrasante, elles ont réussi à mettre en place des stratégies pour obtenir ce qu’elles désiraient.
Quelle a été la genèse du projet ?
Mon éditrice m’a proposé d’écrire un livre après avoir lu un article de mon blog, concernant Nicole Kidman et la chirurgie esthétique, intitulé « Nous ne saurons jamais comment Nicole Kidman vieillit, ce film-là est perdu à jamais ». Le sujet de la chirurgie est si rarement abordé que ce papier avait, en 2020, énormément circulé ! J’y questionnais, entre autres, l’hypocrisie qui semblait se jouer chez Kidman, mais aussi chez d’autres actrices qui se positionnent sur des questions féministes de sororité, de solidarité, alors que leur visage raconte, au contraire, l’envie de rester la meilleure, le refus de vieillir avec les autres femmes…
L’article « dénonçait », ce qui n’est pas le cas du livre : La Seconde Femme explore, uniquement à travers la filmographie des actrices, comment leur manière de vieillir – ou de ne pas vieillir à l’écran – fait récit. En l’occurrence, Nicole Kidman s’est forgé une apparence cohérente avec ce que ses rôles racontent depuis le début, de Eyes Wide Shut à la série Big Little Lies. Elle dialogue sans cesse avec le concept de perfection, comme son ex, Tom Cruise, qui représente quelque chose de l’acteur post-humain. On retrouve aussi dans la filmographie de Kidman ce thème de la séquestration, dans une ville, dans sa maison, dans son couple, et, finalement, jusque dans son corps. Son visage, à l’écran, est souvent le dernier rempart d’un monde qui se fissure…
Comment avez-vous sélectionné les autres actrices qui figurent dans l’ouvrage ?
J’ai eu envie de mêler les époques et les genres, de faire à la fois découvrir Thelma Ritter, un grand second rôle hollywoodien, mais de parler aussi d’actrices très connues. Parmi les incontournables, il y avait Bette Davis. Elle est l’une des seules actrices qui a conjuré sa propre vieillesse en la jouant dès l’âge de 30 ans, en se vieillissant (La Vie privée d’Élisabeth d’Angleterre, de Michael Curtiz, en 1939), en s’enlaidissant (La Vieille Fille, d’Edmund Goulding, en 1939).
Elle a utilisé son visage de manière complètement carnavalesque. Et si elle a pu le faire, c’est parce qu’elle ne s’est pas sentie tenue, comme Nicole Kidman, par une promesse de beauté, de perfection. Bette Davis incarne la liberté de celles qui sont considérées comme « pas belles », qui ne sont pas sans cesse renvoyées à l’image qu’elles avaient lorsqu’elles étaient plus jeunes, et cela lui a offert une plus grande variété de rôles. Un peu comme Frances McDormand, même si cette dernière a eu une trajectoire plus empêchée…
Le paradoxe de Frances McDormand, c’est qu’elle est devenue premier rôle après 50 ans…
Elle s’est longtemps vue reléguée au second plan, alors qu’elle visait des rôles réservés aux hommes ! Frances McDormand semble avoir payé le fait de ne jamais avoir voulu se « glamouriser ». Dès Fargo elle s’enlaidit, elle porte des vêtements informes, et Hollywood ne savait pas quoi faire de ce corps-là.
Si elle a trouvé une place à partir de la cinquantaine, c’est parce qu’elle a élaboré une stratégie qui consistait à produire elle-même les fictions qui lui correspondaient, comme la série Olive Kitteridge, avant d’avoir accès à des films comme 3 Billboards, les panneaux de la vengeance ou Nomadland. À travers ses rôles, Frances McDormand a réussi à imposer, sur le tard, la réalité d’un visage, d’un corps, qui reflète l’humanité ordinaire. De ce point de vue, le déclassement de son personnage de routarde, dans Nomadland symbolise parfaitement le déclassement de l’acteur qui vieillit.
De ce point de vue, elle rejoint la figure de Thelma Ritter, qui a toujours incarné les travailleuses laborieuses, les mères fatiguées, les prolétaires…
C’est une figure importante des années 1950-1960, qui incarnait l’idée selon laquelle la vieillesse est synonyme de seconds rôles, et de déclassement. Contrairement à Brigitte Bardot, qui a arrêté sa carrière très jeune, Thelma Ritter a commencé au cinéma à l’âge de 45 ans. À l’écran, elle y a toujours été considérée comme « vieille ». Thelma Ritter aurait pu faire la cuisine aux personnages que joue Nicole Kidman, elle incarne les coulisses, les petites mains de ce monde hollywoodien baignant dans la beauté et la perfection…
Une scène de La Mère du marié (de Mitchell Leisen, en 1951) la résume : à l’occasion d’une réception, elle prépare le repas pour des jeunes gens riches, et l’on ne voit plus que ses mains travailler à travers le passe-plat. Elle est réduite à ses mains, figure invisible que les autres ne voient pas, et qui en même temps les nourrit. À un moment, la vieillesse de cette femme devient quelque chose d’intéressant en matière de pure mise en scène…
Justement, vous déplorez que, d’un point de vue cinématographique, les films accueillent la vieillesse des hommes, mais pas souvent celle des femmes…
Je voudrais que les films abordent la vieillesse des femmes avec un peu plus de folie. Trop de fictions traitent encore cette question de l’âge sous un angle purement sociétal, ou alors avec la volonté d’en faire une démonstration d’empowerment. À n’imaginer que ce type de trajectoires, on rate le fait de filmer quelque chose qui serait plutôt de l’ordre de l’échec, du déclin, de la mort.
Il faudrait plus de films permettant aux actrices de réellement jouer avec leur vieillissement, par exemple comme Al Pacino et Robert De Niro dans The Irishman, qui sont tour à tour rajeunis par la technique du « de-aging » puis filmés comme des corps affaiblis, au bord de la mort – avec beaucoup de malice et de mélancolie de la part de Scorsese. Ce type de films existe pour les hommes, mais pas vraiment pour les femmes. Quelques œuvres sortent du lot, comme Les Jeunes Amants, de Carine Tardieu, avec Fanny Ardant. Mais c’est encore trop rare qu’on bascule dans le pur cinéma, qu’on traite le vieillissement comme une sorte de « folie plastique », qu’on le « travaille » comme un véritable motif de mise en scène.
Au contraire, le vieillissement a plutôt tendance à faire l’objet d’un effacement, thème que vous abordez à travers la question des retouches numériques…
Le grand public ignore à quel point les films et les acteurs sont, aujourd’hui, retouchés numériquement. Ces derniers temps, le tabou s’est d’ailleurs déplacé de la chirurgie, dont il me semble on parle aujourd’hui un peu plus, à la retouche numérique, qui est pourtant massive ! Aujourd’hui, certaines actrices françaises payent elles-mêmes de leur poche ces modifications. Et à Hollywood, elles sont carrément intégrées dans les contrats.
Mon propos n’est pas de pointer les actrices qui y ont recours, mais simplement de restituer ce que l’image numérique renvoie au spectateur. Aujourd’hui, une actrice comme Isabelle Huppert donne l’impression d’être en permanence entourée d’une sorte de sfumato, de flou. On ne voit plus son grain de peau ni ses taches de rousseur. Elle présente l’apparence d’un corps indestructible, presque dématérialisé, qui d’ailleurs possède une sorte de force super-héroïque, et cela produit quelque chose d’un point de vue cinématographique.
Cette question n’a rien d’anodin. Si on n’évoque pas le visage surnaturel d’Isabelle d’Adjani dans Peter von Kant, du fait qu’elle y représente une véritable apparition, on passe en partie à côté du film de François Ozon. De la même manière, si on ne parle pas des prothèses et de la transformation physique qu’opèrent Nicole Kidman et Renée Zellweger lorsqu’elles jouent respectivement Lucille Ball dans Being the Ricardos et Judy Garland dans Judy, on ne parle pas correctement des films non plus. En disant cela, je ne cherche pas à être inélégante, mais à comprendre ce que ces corrections produisent comme récits.
En évoquant ces sujets, encore rarement abordés, avez-vous l’impression de désacraliser les actrices ?
Pas du tout. Comme spectatrice, je suis la première à aimer ce qui est beau, j’aime rêver… Si j’effectue ce travail de déconstruction, c’est, en fin de compte, pour réhabiliter les actrices, les mettre en valeur. Je reste, encore aujourd’hui, dans une posture de petite fille éblouie par ces femmes.